Patients zéro - Histoires inversées de la médecine
Le médecin et épidémiologiste Luc Perino propose, dans son dernier ouvrage, un saisissant contre-récit de la médecine du point de vue des patients, et plus particulièrement des « patients zéro ». Entretien à l’aune du coronavirus.
Dans Patients zéro. Histoires inversées de la médecine, que viennent de publier les éditions La Découverte, le médecin et épidémiologiste Luc Perino propose une histoire décentrée de la médecine, où les patients tiennent le premier rôle. Chaque récit, centré sur les « patients zéro » de différentes maladies, permet au médecin historien de rédiger un petit traité d’épistémologie du diagnostic et du soin.
Entretien à l’aune de l’épidémie de coronavirus.
Peut-on déjà connaître le patient zéro du coronavirus, qui se trouve probablement en Chine, même si certains officiels chinois accusent les Etats-Unis ?
Désormais, grâce à nos progrès génétiques, on arrive presque toujours à trouver le patient zéro d’une épidémie locale. Pour l’épidémie actuelle, partie de Wuhan, on a trouvé un patient qui avait fréquenté le marché aux animaux. Mais il est probable qu’on remonte un jour plus en amont. Gaëtan Dugas a longtemps été vu comme le patient zéro du SIDA, mais aujourd’hui ce n’est plus le cas. Le titre de « patient zéro » est toujours limité dans le temps et dans l’espace. Dans le cas du Covid19, c’est probablement un Chinois qui a été contaminé par un virus animal ayant subi une mutation lui permettant d’être transmissible d’homme à homme. Une telle mutation n’est jamais anodine a priori. Dans ce cas, la transmission respiratoire a provoqué une diffusion très rapide du virus.
Quelle distinction effectuez-vous entre un patient et un malade ?
Elle est très importante. Tant que vous ne vivez pas de symptôme, de votre point de vue, vous n’êtes pas malade. Mais aujourd’hui, c’est de plus en plus la médecine qui va chercher les malades, parfois même quand ils ne le sont pas. On peut dire de façon imagée que l’hypertension n’existait pas avant qu’on invente le tensiomètre. La multiplication des dépistages dans tous les domaines transforme parfois des personnes en bonne santé en malades réels ou potentiels. Dans le cas des maladies infectieuses les choses sont différentes, mais si l’on décide de dépister tous les virus, on peut inquiéter parfois à tort. On peut avoir un test positif sans aucun symptôme vécu.
Quel regard portez-vous sur la politique actuelle de dépistage par rapport au coronavirus ?
Comme je viens de le dire, un dépistage systématique au moindre symptôme serait excessif et sans intérêt clinique et épidémiologique. Il faut faire les tests seulement chez les patients gravement malades. Enfin les tests deviennent inutiles lorsque l’épidémie est devenue évidente. En tant que médecin, ma priorité est d’ordre clinique : un test n’a d’intérêt que s’il apporte un bénéfice sanitaire individuel ou public. Devant cette maladie comme toutes les autres, il faut s’en tenir à l’efficacité du soin. Doit-on dépister davantage ? Il me semble qu’on peut discuter de l’intérêt de la chose, de son coût en amont et en aval. Le dépistage est essentiellement utile en début d’épidémie, pour évaluer la contagiosité du virus et essayer si possible d’en ralentir la diffusion.
Vous diriez qu’on en fait trop ?
La létalité de cette maladie est de l’ordre de 2 à 3%, ce qui est beaucoup pour une maladie très contagieuse et relativement peu au regard du premier SRAS et d’autres maladies infectieuses. Il y a plusieurs acteurs qui participent à la dramaturgie : les patients, les médecins, les politiques, les médias. La pression des patients, des médias et des spécialistes accule les politiques à devoir faire quelque chose. Et à devoir faire toujours plus. Ce n’est que mon avis, mais la fermeture des écoles et de tous les commerces peut paraître démesurée. N’oublions pas que les victimes sont à 90% des personnes âgées ou porteuses d’autres pathologies. On pénalise des jeunes actifs et une grande partie de l’économie pour un bénéfice sanitaire public peut-être assez faible. Le bilan ne pourra se faire qu’à moyen terme et à tête reposée.
Face à toutes les maladies infectieuses, il existe une démesure des réactions et de l’angoisse, probablement en rapport avec un souvenir collectif inconscient de la peste. D’autres maladies plus meurtrières liées à la consommation d’alcool ou de psychotropes semblent ne pas trop inquiéter les autorités. Par exemple la consommation médicamenteuse est devenue la troisième cause de mortalité des pays occidentaux. On tolère des centaines d’enfants morts sur la route, mais cinq morts par méningite est inacceptable.
Ceci-dit, je n’aimerais pas être à la place d’Emmanuel Macron aujourd’hui. Si l’épidémie s’aggrave trop, on dira que les politiques n’en ont pas fait assez. Si les dégâts demeurent limités, on dira l’inverse.
Dans votre livre, vous ironisez sur les journalistes qui, dès qu’on leur désigne un virus inconnu, ne manquent pas de raviver la peur ancestrale de la peste. C’est ce qu’on vit en ce moment ?
Comme n’importe quel citoyen, les journalistes sont rattrapés par cet inconscient collectif de la peste et la terreur qu’elle puisse revenir. Pourtant, il est pratiquement impossible que revienne une épidémie d’origine bactérienne, car nous avons développé divers moyens efficaces de lutte contre ce type de microorganisme. Pour les virus, c’est différent, d’une part ils mutent beaucoup plus que les bactéries, d’autre part, les antiviraux sont rares et souvent inefficaces. La véritable menace qui pèse encore sur nos pays tempérés est bien d’origine virale (grippe, corona ou autre). Il ne faut pas le nier. Cependant, si l’on examine les dernières épidémies notoires (SRAS 1, Ebola) avec un œil d’historien de la médecine, elles peuvent être considérées comme dérisoires. Au risque d’en choquer certains !
L’un des « patients zéro » que vous étudiez est le docteur Liu Jianlun, néphrologue à Canton, considéré un temps comme le patient zéro du SRAS. Le SRAS et le Coronavirus sont-ils des phénomènes comparables, du point de vue des médecins et de celui des patients ?
C’est le même cas de figure. On revit à peu près la même situation. Pour ce qui concerne le SRAS 1, les épidémiologistes ne savent pas toujours pourquoi l’épidémie s’est arrêtée aussi vite. Pourquoi il n’y a pas eu de pic épidémique en Europe ? Mon explication serait que le virus a baissé sa virulence et a fini par être confondu avec les viroses saisonnières habituelles. Il faut savoir que le virus du SRAS 1 continue à courir, même si l’on n’en parle plus.
Le SRAS 2 actuel responsable du Covid 19 est bien plus contagieux, mais moins virulent. Les deux traits essentiels d’un virus sont la contagiosité et la virulence, elles évoluent rarement dans le même sens. Il faut préciser que le coronavirus actuel est 10 à 20 fois plus létal que la grippe, ce qui est tout de même préoccupant. .
Vous écrivez que « le peuple sait ce qu’est une grippe et ce qui n’en est pas ». Le savoir populaire ne se trompe-t-il pas autant que certains experts sur ces sujets ?
Je pense qu’il ne se trompe ni plus ni moins. Pour faire un diagnostic de gravité chez un enfant, je regarde aussi la mère, car tout son être exprime inconsciemment le niveau de gravité du cas de son enfant. En examinant le peuple français jusqu’avant le discours présidentiel, je n’avais noté aucun sentiment de panique. Aujourd’hui, j’ai encore l’impression que le civisme domine l’angoisse réelle. Je me rappelle qu’au moment d’Ebola, j’avais vu davantage de gens paniqués en France, car la maladie était grave et tuait des enfants, même si la probabilité qu’Ebola arrive en France était nulle car c’était une maladie tropicale. Aujourd’hui les gens savent que leurs enfants ne vont pas mourir, ce qui est logiquement et inconsciemment vécu comme fondamental pour l’avenir de notre espèce. La connaissance implicite de la maladie, et les réactions afférentes, me paraissent encore mesurées.
L’épidémie de SRAS partie de la chambre 911 de l’Hôtel Métropole de Hong Kong où séjournait Liu Jianlun a pris fin en juillet 2003, après avoir touché environ 8000 personnes dont près de 800 sont décédées. Combien de temps durent les épidémies ? Et comment est-ce que les épidémies prennent fin ?
Une épidémie s’arrête lorsque toutes les personnes immunologiquement vierges et susceptibles d’être malades le sont devenues. Dans la grande majorité des épidémies virales, la virulence diminue dans le temps, notamment parce que les êtres humains fabriquent des anticorps. Il faut aussi se mettre dans la peau du virus : son intérêt n’est pas de tuer un maximum de personnes, mais d’assurer sa descendance et sa diffusion, donc sa contagiosité. Mais aujourd’hui, il n’est encore pas possible de connaître la courbe d’évolution de cette épidémie, on y verra certainement plus clair dans deux ou trois semaines.
Emmanuel Macron a présenté le moment actuel comme la plus grave crise sanitaire que la France ait connue depuis un siècle. C’est aussi votre sentiment ?
Sans préjuger de l’évolution de la situation, il me semble que le SIDA était pire, avec ses 100% de létalité et un mode de transmission qui a profondément modifié la vie des gens, notamment en matière de sexualité. Il y a eu aussi des « transmissions verticales » de mère à enfant lors de l’accouchement. Dans le cas du coronavirus, une donnée essentielle est que les ni les nourrissons ni les enfants ne sont atteints, sans qu’on sache d’ailleurs expliquer pourquoi.
Qu’apporte au récit de la médecine le fait de la raconter depuis les patients et plus précisément les premiers patients ?
J’ai lu beaucoup de livres d’histoires de la médecine, ils sont tous abordés de la même façon, avec des progrès linéaires menés par des grands scientifiques. La réalité est toujours plus chaotique, et ce n’est pas la seule action d’un médecin, mais la rencontre de celui-ci avec un patient, qui permet de créer de nouveaux concepts, de comprendre une physiopathologie, d’abandonner un traitement ou d’en inventer un autre.
En quoi la médecine moderne est-elle née de la rencontre entre médecins et malades ?
Pendant près de deux millénaires, le diagnostic, la théorie médicale et le soin étaient complètement découplés. Des philosophes émettaient des idées sur les énergies ou les humeurs vitales, mais ne soignaient pas les gens. Et les vrais soignants, ceux qui crevaient les abcès et arrachaient les dents, n’écrivaient pas de théorie. Les médecins du passé que l’Histoire a retenus étaient surtout des encyclopédistes comme Hippocrate ou Avicenne. Mais vus avec nos yeux d’aujourd’hui, leurs traitements étaient inefficaces.
La décision de travailler au plus près des patients est né avec l’internat, lorsqu’on a enjoint aux étudiants en médecine de réunir théorie et pratique. La méthode anatomoclinique, fondé sur les rapports entre les symptômes vécus par les malades et les constats fait par les médecins à l’autopsie, a constitué un tournant majeur au tournant du XVIIIe et du XIXe siècle. C’est là naissance de la médecine moderne. Le paradigme n’a pas changé depuis, même s’il y a eu de nombreux progrès, à l’instar de l’imagerie médicale ou des analyses biologiques. C’est le couple médecin/patient a fait la médecine moderne. Comme d’habitude, on ne parle que du médecin, j’ai voulu ici parler de l’autre membre de ce couple : le patient.
Vous évoquez dans le livre des « épidémies de maladies » et des « épidémies de diagnostic » : qu’est-ce que cela signifie ?
Si on décide de doser l’hormone thyroïdienne chez toutes les femmes de plus de 50 ans, vous aurez une épidémie d’hypothyroïdie. Si je me base sur mon expérience clinique, je sais qu’il n’y a que 1% ou 2% de femmes qui ont cette maladie. Si je fais ce dosage chez toutes, j’aurais 30% d’hypothyroïdie. C’est ce que j’appelle une « épidémie de diagnostics », causée par notre puissance technologique alliée à notre mauvaise raison clinique.
D'un point de vue commercial, et c'est normal pour tous les commerçants, les industriels de la pharmacie n'auront de cesse jusqu'à ce que tout le monde - hommes, femmes et enfants, jusqu'au dernier - prenne leur médicament"
― Kalman Applbaum
Sois certain que toute science de la médecine ne fructifie qu'après une grande habitude et une longue expérience. Une bonne pratique soumise aux principes de l'art et aux voies démonstratives, dépend d'une double approche : une approche scientifique qui s'enseigne, et une approche expérimentale, c'est-à-dire l'acquisition d'un savoir en exerçant sur des cas particuliers. Cette dernière approche ne s'enseigne pas, mais s'acquiert par habitude.
― Gentile Da Foligno
✔ Attention, rare : site médical sans publicité et sans conflit d'intérêts.