L’histoire retient les noms des découvreurs de pathologies et de leur cure, mais rarement ceux des malades grâce à qui les avancées se sont faites.
patient zéro a été retrouvé dans l’Oise. » « On recherche en Vénétie le patient zéro. »_ En ces temps de panique autour du coronavirus, le « patient zéro » semble un personnage central, traqué. Il a aussi une histoire, souvent oubliée, et qui mérite toute notre attention. Pendant trois millénaires, l’histoire de la médecine s’est confondue avec la philosophie des équilibres vitaux : le yin et le yang en Chine, les 4 humeurs à Rome ou les trois énergies de l’ayurveda en Inde. Puis le traité d’anatomie de Vésale (1543) et la description de la circulation sanguine par Harvey (1628) ont enfin donné priorité à la biologie.
Les héros de l’histoire de la médecine sont alors souvent des encyclopédistes colligeant les savoirs cliniques et thérapeutiques de leur époque (Avicenne), des chercheurs parfois non-médecins (Louis Pasteur, Claude Bernard), des chirurgiens s’étant illustrés sur des champs de bataille (Ambroise Paré). Parallèlement, jusqu’au XIXe siècle, le soin est resté intuitif et empirique, pratiqué par divers artisans n’ayant pas écrit de livre ni émis de théorie.
La médecine moderne est ainsi née de la rencontre physique effective entre soignants et malades. Malgré tout, les historiens ont continué à narrer exclusivement l’histoire des médecins, de leurs méthodes, de leurs réflexions, en négligeant systématiquement l’histoire des malades. Dans un livre de clinicien et d’historien (1), j’ai souhaité réparer cet oubli chronique, rendre justice à ces patients dont l’histoire singulière ou l’identité a survécu aux années et dont la contribution au progrès a été aussi importante que celle de leurs médecins. « C’est parce qu’il y a des hommes qui se sentent malades qu’il y a une médecine, et non parce qu’il y a des médecins que les hommes apprennent d’eux leurs maladies », soulignait justement Georges Canguilhem, médecin, philosophe et historien de la médecine. Il s’agit donc d’une histoire de la médecine qui intervertit l’ordonnancement des rôles, une façon de regarder de l’autre côté du miroir.
En infectiologie, on nomme « cas index » ou « patient zéro » la personne considérée comme étant à l’origine d’une épidémie. J’ai abusivement, mais explicitement, étendu ce terme de « patient zéro » à tous les domaines de la médecine, de la chirurgie, de la psychiatrie et de la pharmacologie, pour en faire l’histoire qui manquait. Ces histoires vraies sont celles de Louis, qui a permis de localiser les aires du langage dans le cerveau (aire à qui on a donné le nom du médecin qui l’a trouvé, Broca, et non celui du patient…), ou de madame McKey, qui, en donnant son sang, a fait progresser la connaissance de nombreuses pathologies au cours de la grossesse. Mais aussi de Mary, cuisinière à New York, la plus célèbre des porteurs sains ; d’Unsa, qui a illustré la patience des généticiens ; de Giovanni, qui en a montré les délires ; d’Henrietta, dont les cellules ont permis de faire des recherches sur le cancer, les antiviraux et même le sida. On croise aussi dans ces pages Augustine, qui a tourneboulé un médecin ; Phineas, le cobaye malheureux ; Henry, devenu cobaye heureux ; Gregor, l’innocente victime du lucre ; David, l’innocente victime de la stupidité. Et tant d’autres qui ont permis de révéler des erreurs ou des vérités élémentaires, de nommer des maladies réelles ou virtuelles, d’ouvrir de grands chapitres de la science clinique ou d’en fermer définitivement.
Dans toutes ces histoires romanesques, je me suis efforcé de me tenir au plus près de la réalité des faits, non pas tant par souci de vérité historique que parce qu’il aurait été bien difficile d’inventer des fictions plus extraordinaires. Ma priorité a été de rendre hommage à ces patients dociles ou rebelles, naïfs ou méfiants, qui ont contribué de façon notoire aux progrès de la connaissance biomédicale. J’ai profité de ces histoires pour laisser libre cours à mes « humeurs médicales », pointer certaines dérives de la médecine qui ont existé de tout temps, et dont l’histoire n’a toujours pas réussi à nous protéger. Cette médecine narrative est indispensable au progrès clinique car, sans la narration, il ne peut exister aucune science humaine. J’en ai profité pour tenter un exercice ambitieux d’épistémologie du diagnostic et du soin : deux domaines de la médecine que l’histoire n’a jamais réunis et qui ne parviennent toujours pas à s’apparier.
Verra-t-on encore d’autres couples médecins-patients comme ceux de ces histoires rocambolesques ? Ces couples dont chaque membre cherchait l’autre, qui se déchiraient entre science et croyance, entre somatique et psychique, se séparaient et se retrouvaient pour le plus grand bien de la science clinique. Ces couples hasardeux ont façonné cette science improbable qui a débuté avec l’histoire multimillénaire de l’empathie, qui s’est poursuivie avec les progrès fulgurants de la biomédecine et qui s’embourbe aujourd’hui dans un marché porté par le rêve de l’immortalité. Pourtant, on risque à nouveau d’oublier les patients zéro du Covid-19…