Les deux mots (malades et patients) n’ont pas le même sens, le premier désignant ceux qui souffrent et consultent dans l’espoir d’une guérison, le second plus souvent les « asymptomatiques », c’est-à-dire les porteurs sains d’une affection décelée par hasard ou dans le cadre d’une consultation pour une autre cause : par exemple, ce jeune Italien habitant une des rives du lac de Garde qui, se faisant examiner pour des douleurs lombaires, se voit diagnostiqué comme « malade » d’une grave hypercholestérolémie.
Les uns et les autres ont été choisis par l’auteur comme étant les premiers à avoir fait mettre un nom sur une maladie nouvelle (ou, bien qu’ancienne, nouvellement redécouverte) ou pour avoir, de bon ou de mauvais gré, servi de cobayes à un traitement ou à l’expérimentation en vue de quelque percée théorique. On trouve donc parmi eux, dans leurs parcours individuels le plus souvent dramatiques, parfois heureux (vaccination antirabique du petit Joseph Meister par Pasteur en 1885), à la fois des miraculés (l’Américain Phineas Gage, au crâne traversé par une barre à mine, partiellement guéri et à l’origine d’observations fondamentales sur le rôle des aires cérébrales) et des victimes de chirurgies dévastatrices ou de spécialités pharmaceutiques dont la carrière commerciale fut interrompue trop tard pour des raisons clairement liées au profit (cas de la thalidomide, notamment).
Le médecin épidémiologiste Luc Perino, avec modestie, signale lui-même le caractère anecdotique de son livre et, ne cachant pas ses sources livresques et son souci de mettre en scène des personnages, souligne le côté journalistique que prend parfois son travail d’écriture. Cela ne rend pas tout à fait honnêtement compte d’un ouvrage qui est avant tout engagé dans une défense de la pratique humaniste d’une médecine reposant sur des rapports non marchands entre le praticien et son malade Il s’agit en effet pour l’auteur, engagé et par conséquent violemment polémique, de conserver ou de restituer au diagnostic médical, aidé par la technologie mais non subordonné à elle, une liberté solidement encadrée par une éthique de la responsabilité et, il faut l’ajouter, par une sagesse permettant de raison garder – par exemple, de ne pas céder aveuglément aux injonctions comminatoires des modes médicales qui se succèdent.
La chirurgie, depuis la généralisation de l’anesthésie à la fin du XIXe siècle (anesthésie inventée aux États-Unis, autour de 1845, par de peu scrupuleux forains), a fait des progrès foudroyants. La médecine, de la mise au point des vaccins à celle des antibiotiques, a jugulé des maladies jusque-là mortelles. Mais ce n’est une justification ni pour des interventions chirurgicales insensées, ni pour la mise sur le marché de spécialités dont la balance risques/bénéfices n’a pas été suffisamment prise en compte.
Or cette chirurgie qui se moque de l’éthique, cette médecine qui foisonne en nouveautés médicamenteuses le plus souvent inutiles, parfois homicides, sont portées par l’effroyable marchandisation du monde capitaliste, pour appeler les choses par leur nom. Les firmes pharmaceutiques, ainsi que les lobbys soucieux de soutenir des associations qui, pour croître et embellir, surestiment certaines pathologies ou au besoin les créent, doivent être soumis à un examen systématique de leurs motivations mercantiles.
Luc Perino peut paraître excessif dans telle ou telle de ses attaques. Le lecteur lambda a peu de moyens de s’assurer qu’il a raison à 100 % s’agissant des critiques féroces qu’il émet sur nombre de points précis. Faut-il par exemple considérer – même s’il est loin d’être le seul à le penser – que la volonté de faire à tout prix baisser (notamment pour la bourse des « malades ») le taux de « mauvais » cholestérol – d’ailleurs, qu’est-ce que le mauvais cholestérol ? – avec le renfort des diverses statines correspond seulement à la politique de rapaces des multinationales du médicament ?
Autre exemple, plus problématique encore. D’une façon du reste très convaincante, dans le remarquable chapitre 7 qui examine avec minutie le cas de Mme Auguste Deter, malade mentale recueillie à Francfort en 1901, l’auteur retrace les étapes de l’observation, par le jeune neuropsychiatre Aloïs Alzheimer, de la maladie qui porte depuis son nom. C’est un très brillant spécialiste qui, dans ses conclusions, hésite entre une atteinte très grave du psychisme et une démence de type sénile étrangement précoce, cas rare, donc non généralisable, difficile à interpréter et impossible à soigner.
Que n’en est-on resté à cette prudence ! fulmine Luc Perino. Cela aurait évité d’inventer de toutes pièces une maladie qui en fait n’existe pas. Car ce qu’on appelle aujourd’hui maladie d’Alzheimer, autour de laquelle un formidable battage médiatique est organisé, se réduit selon toute vraisemblance au constat que, comme toutes les autres parties du corps, et sauf atteinte cérébrale spécifique (à soigner en tant que telle), le cerveau vieillit lui aussi, comme tous les autres organes. Vieillissement inégalement rapide selon les individus, comme c’est le cas pour la peau ou le foie, qu’on peut dans une certaine mesure retarder par le bannissement des drogues, au premier rang desquelles, bien entendu, les drogues médicamenteuses (les tranquillisants et autres antidépresseurs dont nos contemporains se gavent), par une bonne hygiène de vie et, surtout, par l’entretien d’un bon fonctionnement intellectuel. Les agrégats protéiques dans le cerveau, les plaques dites amyloïdes ? Tout le monde en a et très tôt, c’est un processus normal du vieillissement. La sidération devant Alzheimer (et son exploitation par une médecine intéressée) n’est donc qu’un effet des chimères actuelles, du rêve absurde de jeunesse éternelle et d’immortalité.
Ainsi sont déboutées de toute pertinence les recherches en tous sens, pour le moment d’ailleurs stériles, visant à guérir une maladie qui ne correspond qu’à l’imaginaire et se trouve instrumentalisée par le désir de gloire et de profit des puissants acteurs de la santé. L’attaque est frontale. Faut-il croire ce qui est à la fois une conclusion pessimiste (on ne guérira jamais la vieillesse) et une vision optimiste (beaucoup plus de gens aujourd’hui meurent vieux et en bonne santé qu’il y a seulement vingt ans) au sujet de la morbidité cérébrale ?
Le livre épatant de Luc Perino recèle bien d’autres occasions de s’interroger là-dessus et à propos d’autres de nos misères. Il se lit avec le plus vif intérêt et convient aux confinés dont sa verve iconoclaste entretiendra le moral. Ajoutons que son 18e chapitre est consacré à l’épidémie du SRAS à Canton en 2003. Déjà un coronavirus ! Et déjà la rétention de premières informations cruciales par le Parti communiste chinois. L’affaire changera-t-elle la donne en ce qui concerne la pandémie actuelle, entraînera-t-elle un aggiornamento des habitudes de la dictature ? On peut sérieusement en douter.