Dans votre livre vous prenez le parti de mettre en valeur les patients « zéro », les premiers dont les maux ont été à l’origine de découvertes majeures en médecine. Qui sont-ils ?
Luc Perino. Classiquement, le « cas index » désigne le premier patient chez lequel on a trouvé la présence d’un nouveau micro-organisme pathogène. Le terme de patient zéro a été popularisé pour le patient qui a contaminé à lui seul un quart des premiers cas de sida aux États-Unis. J’ai étendu ce terme à des patients qui ont permis des avancées diagnostiques et thérapeutiques, d’émettre de nouvelles théories ou d’en récuser d’anciennes. J’ai profité de ces histoires souvent rocambolesques pour disserter sur les aléas des progrès médicaux et les dérives de la pratique médicale.
Dans le contexte pandémique actuel, y aurait-il un intérêt à connaître le patient zéro du coronavirus ?
Luc Perino. La recherche du patient zéro est toujours utile, elle permet de comprendre l’origine des contaminations et la dynamique sociale des épidémies. Nos progrès génétiques nous permettent de le faire. Il faut cependant éviter l’écueil du bouc émissaire et savoir que le patient zéro est toujours provisoire : les recherches ultérieures permettent de remonter dans le temps et dans l’espace. La quête du patient zéro est utile pour la recherche fondamentale, mais sans intérêt dans la pratique quotidienne.
Pourquoi avez-vous choisi de vous intéresser et de mettre en valeur des patients peu ou pas connus ?
Luc Perino. Auparavant, les médecins dissertaient sans toucher de malades pendant que les barbiers et arracheurs de dents soignaient. La médecine moderne est née de la rencontre physique effective entre médecin et malade. C’est la véritable médecine clinique. Quels que soient nos progrès théoriques et technologiques, il ne peut exister aucun progrès hors du couple médecin-patient. L’histoire a toujours narré le médecin, en oubliant l’autre membre du couple. J’ai voulu réparer cette injustice et rendre hommage aux patients sans lesquels mes connaissances seraient bien dérisoires.
Quels sont les cas qui vous ont le plus passionné ?
Luc Perino. Je crois que mon histoire préférée est celle de Giovanni Pomarelli. Elle montre les folies de la génétique à ses débuts, la quête du gène de l’immortalité entretenue par un marché qui domine progressivement la pensée médicale, voire l’enseignement. J’aime aussi celles de miss McKey et de Steevy, qui ouvrent les portes de l’approche évolutionniste, si essentielle au progrès clinique. J’ai aussi raconté des histoires plus connues comme celles du jeune Joseph Meister, le patient zéro de la vaccination antirabique par Pasteur, ou encore celle de Phineas Gage, ce contremaître des chemins de fer qui subit un traumatisme crânien majeur auquel il survécut, mais qui changea profondément sa personnalité, en faisant un cas d’école en neurologie.
En tant qu’épidémiologiste, quel regard portez-vous sur la pandémie actuelle ?
Luc Perino. Toutes les épidémies résultent de la rencontre entre un microbe et une population immunologiquement vierge. Les facteurs de ces rencontres varient au cours de l’histoire. La peste a suivi la route des épices, la variole et la syphilis ont suivi les voyages de Christophe Colomb, les zoonoses suivent le rythme des déforestations, du braconnage, du commerce d’animaux exotiques, de l’élevage intensif, etc. Les viroses respiratoires ont toujours existé et ne cesseront jamais. Elles sont généralement très contagieuses et peu virulentes. La virulence provient souvent d’une mutation qui a permis à un virus de franchir la « barrière d’espèce ». Ce virus et l’homme n’ont donc pas encore eu le temps d’établir un modus vivendi acceptable pour les deux.
Le Covid-19 actuel a un taux de létalité de 2 %, ce qui est très peu comparé au sida ou à la peste, mais il a le défaut d’être deux fois plus contagieux que la grippe. Il fera donc le tour du monde, plus ou moins vite selon les mesures prises dans chaque pays. Une létalité de 2 % est assurément un problème pour un virus aussi contagieux. Au moment où je vous réponds, l’incidence de la maladie est de 1/20 000. Supposons, au pire, que l’incidence soit multipliée par 20 dans les mois à venir, soit 1/1 000. Nous aurons alors 7 millions de cas, dont 95 % guériront sans intervention médicale. Il en restera 350 000 à soigner, dont 70 000 mourront. Ce chiffre est considérable aux yeux d’un journaliste d’information, il est dérisoire à ceux d’un historien des épidémies. D’autant que la mortalité concerne à plus de 90 % des personnes âgées ou très âgées, donc sans impact sur la courbe démographique. Dire les choses avec cette froide mathématique peut sembler politiquement incorrect, et cela me choque moi-même. Mais c’est ainsi !
Quelle analyse pouvez-vous livrer sur la gestion de cette épidémie dans le monde et surtout en France ?
Luc Perino. Un gouvernement décide après consultation des experts, sous la pression médiatique et sur d’autres paramètres hors de mes compétences. Pour chaque épidémie, la mise en quarantaine des malades ou des bateaux a été la première réponse dans tous les pays. Mais les temps ont changé puisque nous savons que des porteurs sains véhiculent les germes et que nous savons faire des diagnostics avant tout symptôme. Certains pays choisissent donc le confinement total de la population. Cette décision, qui semble irréaliste, est le corollaire éthique de nos pratiques médicales qui imposent de soigner et de réanimer tous les cas graves jusqu’au terme. Un pic épidémique trop brutal risque d’engorger les hôpitaux et de provoquer un excédent de mortalité directe et indirecte. Les autorités n’ont guère d’autre choix, malgré le grand risque sanitaire à moyen et long terme de la désorganisation sociale provoquée par ce confinement…
Choisir entre désorganisation hospitalière et désorganisation sociale est un cruel dilemme. Je plains sincèrement notre président. Certains pays (Taïwan, Singapour, Corée) ont fait un choix intermédiaire consistant à multiplier les tests diagnostiques et à confiner exclusivement les positifs. Ce choix est plus facile dans les pays peu peuplés et possédant les moyens logistiques et/ou financiers. C’est le but visé en France, mais nous n’en avons pas encore les moyens. Le confinement total a réussi dans le Hubei, il a échoué en Italie. Quel en sera le résultat en France ? Les Pays-Bas ont parié sur l’immunité de groupe, c’est-à-dire la vaccination naturelle de la population. Ce choix semble dangereux à court terme, mais il peut être bénéfique à moyen et long terme. Car un nouveau passage du même virus trouvera une population immunologiquement armée pour l’affronter. Enfin, gardons l’espoir, car les lois de l’évolution montrent que la virulence a tendance à diminuer. Les virus les plus virulents sont contre-sélectionnés par nos défenses immunitaires et par leur propre mort consécutive à celle de leur hôte. Hélas, cela peut prendre du temps, mais c’est un petit point supplémentaire en faveur du confinement. Enfin, l’émotion et l’affect brouillent tous les messages. Il nous faudra des années pour évaluer sereinement les conséquences sanitaires de chacun des choix stratégiques.