A ce moment-là, à New York, « la typhoïde était bien plus répandue que le Covid-19 aujourd’hui, contextualise Luc Perino, médecin épidémiologiste et auteur d’un chapitre sur Mary Mallon dans Patients zéro
Mary Typhoïde PREMIÈRE “PORTEUSE SAINE” Aux États-Unis.
Chaque fois que Mary Mallon est embauchée en tant que cuisinière dans une nouvelle famille, tout le monde attrape la typhoïde, sauf elle. Son cas fait alors comprendre à un médecin, en 1907, la notion de « porteur sain ». Découverte qui valut à Mary vingt-six ans de confinement sur une île new-yorkaise.
Une femme bien en chair, chignon banane et tablier de ménagère autour de la taille, en train de faire frire des petites têtes de mort dans une poêle… Le dessin, tiré des pages du New York American en 1909, est l’image qui reste de Mary Mallon, alias « Mary Typhoïde ». Celle d’une cuisinière qui répandit la typhoïde* à New York, à travers ses petits plats. En particulier, raconte la légende, sa maléfique crème glacée à la pêche… Pourtant, Mary n’en savait rien. Elle débarque chez un oncle et une tante à New York aux alentours de 1884. Elle a environ 15 ans et espère sortir de la misère qu’elle a connue dans son Irlande natale. En 1900, la chance sourit à la jeune immigrée. Une riche famille l’embauche en tant que cuisinière. Mais deux semaines plus tard, la typhoïde s’abat sous son toit. Elle doit changer d’employeurs. Peu après, la nouvelle famille est aussi contaminée. Mary change de nouveau de boss. Rebelote. Et ce, encore trois fois. Pas complètement étonnant : à ce moment-là, à New York, « la typhoïde était bien plus répandue que le Covid-19 aujourd’hui, contextualise Luc Perino, médecin épidémiologiste et auteur d’un chapitre sur Mary Mallon dans Patients zéro, (éd. La Découverte, mars 2020).
Et plus mortelle aussi, un malade sur dix environ en mourait. » Dans ce tableau, Mary semble avoir une santé de fer. La police pour prélever des selles Son job la conduit chez un banquier de Long Island, oasis bourgeoise épargnée par l’épidémie. Une fois de plus, les patrons de Mary attrapent la typhoïde. Cette fois-ci – l’argent aidant –, ils engagent un épidémiologiste, George Soper, pour enquêter sur l’origine du mal. En remontant la chaîne de contamination, il tombe sur la cuisinière, Mary, et notamment sur la glace qu’elle concocte le weekend. Plat froid, dans lequel les microbes « de ses mains non lavées » ne sont pas éliminés pendant la cuisson, conclut-il. L’histoire devient la première preuve qu’il existe des personnes malades et contagieuses sans symptômes : les porteurs sains. Lorsque George Soper retrouve Mary pour faire des tests, « il lui demande des échantillons d’urine et de selles », raconte Judith Walzer Leavitt, historienne de la médecine et autrice de Typhoid Mary : Captive to the Public’s Health (éd. Beacon Press, 2014). Mary refuse catégoriquement. « Pour elle qui se croyait en bonne santé, ce médecin était un détraqué ! C’est une réaction assez rationnelle, car à l’époque, ce genre d’examen et de raisonnement n’étaient pas communs. » Puis, c’est carrément la police qui débarque, « sans qu’aucun article de loi ne justifie une telle intervention », écrit Luc Perino. Les policiers sont « accompagnés d’une femme médecin, précise Judith W. Leavitt, pensant la convaincre plus facilement. » Mais non. Mary se cache même « pendant plus de trois heures », couverte par les autres domestiques. Manu militari, on met Mary en quarantaine sur l’île de North Brother, à partir de 1907. Dans la foulée sont publiés l’article du New York American et sa fameuse illustration. « Beaucoup de gens prenaient sa défense, note l’historienne, elle n’était qu’une femme de 37 ans qui roulait sa bosse et que l’on avait enfermée sans lui donner de recours légal. » Mary reste confinée trois ans. On la relâche à condition qu’elle renonce à la cuisine, qu’elle respecte des règles d’hygiène et qu’elle se soumette à des tests réguliers. “Femme la plus dangereuse d’Amérique” Cinq années passent. En 1915, un foyer de typhoïde contamine une maternité de Manhattan et vingt-cinq infirmières. Les indices mènent à la cuisinière de l’établissement : Mary Brown, dont on découvre alors le vrai nom… Mary Mallon. Illico, on la renvoie sur l’île. « Quand les gens ont compris qu’elle avait menti, sa popularité a changé, rapporte Judith W. Leavitt, on a commencé à la qualifier d’amazone, de femme la plus dangereuse d’Amérique… » Certains, comme George Soper, soulignent qu’elle vivait avec un homme sans avoir la bague au doigt, pour l’enfoncer. « Les autres porteurs sains identifiés étaient isolés environ deux semaines », note l’historienne. Le second confinement de Mary Mallon a duré vingt-trois ans. « On a utilisé son statut d’immigrée, sa classe sociale et son genre pour justifier son traitement, avancet-elle. On l’a décrite comme une femme rebelle, qui “marchait comme un homme”. » Mary occupe ses journées « en marchant sur l’île, raconte Judith W. Leavitt. Elle vivait dans un bungalow. Parfois, on l’autorisait à prendre le ferry et à passer une journée à New York ». Cinq matinées par semaine, « elle travaillait comme laborantine dans la clinique de l’île », ajoute Luc Perino. Mary y mourut en 1938. Elle passa les six dernières années sur un lit d’hôpital, la faute à un AVC qui la laissa paralysée. On estime que Mary Typhoïde a directement contaminé quarante-sept personnes, dont trois sont décédées, et qu’elle est responsable de foyers épidémiques ayant touché des centaines d’autres. Était-elle je-m’en-foutiste ? Sadique ? Son credo, c’était simplement « foutez-moi la paix ! », résume Luc Perino. Avant la découverte des porteurs sains, « il était impensable d’être malade sans symptômes. Même pour les médecins, l’idée était contre-intuitive. Alors, pour elle… imaginez l’incompréhension. » Faute de vaccin à grande échelle – le premier fut trouvé en 1896 mais généralisé en 1914 seulement –, Mary resta contagieuse toute sa vie. Outre le remède, c’est en réalisant que l’on pouvait être porteur sain et en prenant conscience de l’importance de l’hygiène que l’on a vaincu la typhoïde, en 1920. Un siècle plus tard, la leçon n’a jamais autant été d’actualité.