«C’est parce qu’il y a des hommes qui se sentent malades qu’il y a une médecine», philosophait déjà, au siècle passé, le médecin français Georges Canguilhem. Fort de ce constat, Luc Perino a voulu rendre justice à son tour à toutes celles et ceux qui, involontairement, ont servi de cobayes à la cause de la médecine. Dans son livre «Patients Zéro», il retrace ainsi les parcours d’une vingtaine de ces malades qui ont contribué, bien malgré eux, à faire avancer la recherche médicale au cours de l’histoire. Des patients à qui l’on doit par exemple des progrès en matière de neurologie, de psychiatrie ou de chirurgie. Avec cette observation valable aussi pour le coronavirus: le savoir médical est souvent parsemé d’erreurs, d’approximations, de tâtonnements.
Coronavirus: Le faux procès des «patients zéro»
La recherche des patients zéro du Covid-19 est jusqu’à présent remontée au marché de Wuhan, dans la province du Hubei, en Chine, premier foyer de la maladie. «Mais il est probable que l’on pourra remonter plus en amont, comme c’est souvent le cas. Il semble même y avoir déjà de nouvelles pistes», observe Luc Perino.
Faut-il craindre une diabolisation des premiers patients répertoriés du Covid-19? «Non», répond Luc Perino, auteur d’un ouvrage démontrant le rôle crucial des «patients zéro» dans l’histoire de la médecine.
En 1984, une étude épidémiologique avait rapporté qu’un «patient zéro» avait répandu le premier le sida aux États-Unis depuis la ville de New York, à la fin des années 1970. Homosexuel et grand voyageur en raison de sa profession, un steward était même devenu la cible idéale pour expliquer le départ de l’infection autour de la Grosse Pomme. Vilipendé, on lui avait fait porter le chapeau et attribué la contamination d’au moins une cinquantaine de personnes — directement ou indirectement – non seulement à New York, mais aussi à Los Angeles, Miami et Chicago. Au fil du temps, cette analyse est devenue un mythe aux yeux de plus en plus de spécialistes.
Pour contrecarrer cette étude, la revue scientifique britannique «Nature» a publié en 2016 les travaux de chercheurs de l’Université de l’Arizona (États-Unis), rejoints par des collègues de Cambridge (Grande-Bretagne), lesquels avaient remis en cause l’entier de ce postulat. Un contre-pied scientifiquement étayé afin de faire taire la rumeur attribuant à ce steward d’Air Canada l’introduction du sida. Les chercheurs avaient alors disséqué du matériel générique dégradé du VIH à partir d’une dizaine d’échantillons sanguins vieux de près de 40 ans.
«Diabolisé»
Décédé en 1984 à 31 ans, ce supposé «patient zéro» du sida aux États-Unis n’aura pas eu droit à une réhabilitation officielle de son vivant, alors même que son identité avait pourtant été largement relayée, notamment par les médias. Et qu’il est désormais avéré que le VIH a débarqué aux États-Unis non pas via le Canada, mais via les Caraïbes au début des années 1970. Pour l’historien de la santé publique de l’Université de Cambridge, Richard McKay, interrogé par «Nature», ce steward fut «l’un des patients les plus diabolisés de l’histoire», aussi parce qu’il lui avait été parallèlement reproché d’avoir dissimulé son état à ses partenaires d’un soir. Pourrait-on dès lors assister à ce genre de règlements de comptes avec le Covid-19? «Il n’y aura jamais de représailles pour une maladie à transmission respiratoire», nous assure aujourd’hui Luc Perino. «On ne peut pas empêcher un patient de respirer», éclaire ce spécialiste en épidémiologie et médecine tropicale. Auteur d’un récent ouvrage intitulé «Patients zéro», ce médecin français va même jusqu’à nier l’existence d’un vrai «premier patient». «N’oublions pas que le patient zéro est rarement le bon. En cherchant, on en retrouve toujours un avant lui», confie-t-il à swissinfo.
Deux patients chinois
Pour le coronavirus qui nous préoccupe tant aujourd’hui, les recherches génétiques sont remontées jusqu’à présent vers deux patients: une vendeuse de poissons du marché de Wuhan, dans la province du Hubei, en Chine, premier foyer de la maladie, ainsi que l’un de ses clients. «Mais il est probable que l’on pourra remonter plus en amont, comme c’est souvent le cas. Il semble même y avoir déjà de nouvelles pistes», observe Luc Perino. Dès lors, comment procède-t-on scientifiquement pour rembobiner le fil de l’apparition d’un virus? Pour connaître sa souche première? «Par des enquêtes sociales ou cliniques en examinant les cas et en remontant le temps», répond simplement le médecin français. Luc Perino précise encore qu’«avec les progrès virologiques et génétiques, on peut actuellement identifier un virus avec précision et remonter jusqu’à ses premiers porteurs identifiés. Mais rien de nouveau. Ce principe était déjà valable hier. Ce sont surtout les moyens épidémiologiques et génétiques qui ont changé».
«Avec les progrès virologiques et génétiques, on peut actuellement identifier un virus avec précision et remonter jusqu’à ses premiers porteurs identifiés.»
L’étranger bouc émissaire
Depuis le départ du virus en Chine, les supposés «patients zéro» du Covid-19 sont généralement tous des «patients» venus d’ailleurs. Des transits de Chine vers l’Europe, ensuite d’Europe vers les États-Unis. Ou comme l’a révélé récemment le quotidien français Le Monde, la patiente zéro d’Équateur, à Guayaquil, venait à l’origine d’Espagne. Est-ce à dire que la multiplication des voyages et des échanges commerciaux demeure aujourd’hui la seule explication valable de l’exportation d’un virus, comme jadis ce fut déjà le cas lorsque des voyageurs au long cours ou des marchands introduisaient la peste ou le choléra à un endroit lors de leur passage?
Rendre justice aux patients
«C’est parce qu’il y a des hommes qui se sentent malades qu’il y a une médecine», philosophait déjà, au siècle passé, le médecin français Georges Canguilhem. Fort de ce constat, Luc Perino a voulu rendre justice à son tour à toutes celles et ceux qui, involontairement, ont servi de cobayes à la cause de la médecine. Dans son livre «Patients Zéro», il retrace ainsi les parcours d’une vingtaine de ces malades qui ont contribué, bien malgré eux, à faire avancer la recherche médicale au cours de l’histoire. Des patients à qui l’on doit par exemple des progrès en matière de neurologie, de psychiatrie ou de chirurgie. Avec cette observation valable aussi pour le coronavirus: le savoir médical est souvent parsemé d’erreurs, d’approximations, de tâtonnements.
«De tout temps, on a dit que les maladies infectieuses venaient d’ailleurs. Et c’était toujours l’étranger qui apportait ce malheur. Bien sûr que la mondialisation est un facteur d’accélération dans la propagation des épidémies. Mais pour un virus à transmission sexuelle, il faut plus de 50 ans pour qu’il fasse le tour du monde. Pour un virus à transmission respiratoire, six mois suffisent… avec ou sans confinement!»
Pour Luc Perino, il serait en outre aujourd’hui malvenu, eu égard au secret médical, de divulguer l’identité de tel ou tel «patient zéro», un fait condamnable à ses yeux.
Fermer les frontières ne sert à rien
Le Covid-19 s’est répandu à la fin de l’hiver en Suisse, notamment par deux canaux d’entrée. Via le Tessin, au sud, un canton au contact de cas positifs venus principalement de Lombardie voisine, et au nord-est de la Suisse, au lendemain d’un rassemblement évangéliste à Mulhouse, en Alsace, dans la deuxième moitié de février, événement auquel avaient participé des Suisses.
La désignation de «clusters» a-t-elle un intérêt pour les chercheurs afin de mieux cerner une maladie? Circonspect, Luc Perino estime que «rechercher des patients zéro dans des foyers secondaires n’a aucun intérêt scientifique, dès lors qu’on connaît déjà la dynamique épidémique de la maladie. Cela n’a qu’un intérêt médiatique ou anecdotique. On sait qu’il y a toujours un premier cas, avéré ou sain, et qu’ensuite il y a des paramètres d’accélération comme un rassemblement en milieu fermé».
«Fermer les frontières ne sert à rien pour un virus à transmission respiratoire… sauf à construire des murs! C’est de la guéguerre géopolitique de bas niveau»
Quant à fermer des frontières pour freiner la propagation du coronavirus, ainsi que l’ont entériné depuis mars la plupart des pays européens, là encore, l’auteur de «Patients Zéro» n’y voit guère d’utilité. «Fermer les frontières ne sert à rien pour un virus à transmission respiratoire… sauf à construire des murs! C’est de la guéguerre géopolitique de bas niveau», assène-t-il.
Gare aux porteurs sains
L’une des particularités du Covid-19 est aussi d’avoir révélé l’existence de personnes contaminées «asymptomatiques», c’est-à-dire dénuées de symptômes apparents de la maladie. Est-il exact et surtout correct de qualifier quelqu’un de «patient zéro» alors que cette personne n’était peut-être même pas supposée savoir qu’elle propageait directement la maladie?
«La question des porteurs sains est le principal problème de l’épidémiologie», résume Luc Perino. «Plus il y a de porteurs sains, plus on peut en déduire que la maladie est bénigne. Elle ne touche ici en réalité surtout que les personnes âgées et polypathologiques. Ces porteurs gênent la traçabilité d’un virus dans le temps et l’espace. Mais en réalité, cela a toujours été ainsi».