Patients zéro - Histoires inversées de la médecine
C'était aussi une manière de faire de la médecine à l'envers, du côté des patients, comme si au lieu de raconter les guerres de Napoléon, on racontait celle des paysans qui ont souffert de ces guerres.
Diplômé de médecine tropicale et d’épidémiologie, le Dr Luc Perino enseigne l’histoire de la médecine et l’épistémologie à la faculté de médecine de Lyon. Dans son dernier ouvrage, « Patients Zéro », qui sort en poche (La Découverte), il raconte une autre histoire de la médecine, où les malades prennent la place des mandarins et des héros. L’occasion de revenir avec ce médecin écrivain sur l’histoire de la médecine et les grandes mutations de l'exercice.
LE QUOTIDIEN : Pourquoi avoir décidé de raconter l’histoire de ces patients qui ont directement ou indirectement contribué au progrès du soin et de la connaissance biomédicale ?
Dr LUC PERINO : Quand on raconte les grandes découvertes de la médecine, on parle des grands chercheurs et des grands médecins, mais on néglige parfois que les patients étaient leur matériel d’étude. C’était donc une manière de leur rendre justice, de parler de ceux qui ont pu être importants dans certaines découvertes. Mais c'était aussi une manière de faire de l’histoire de la médecine à l’envers, du côté des patients, comme si, au lieu de raconter les guerres de Napoléon, on racontait l’histoire des paysans qui ont souffert de ces guerres.
Pourriez-vous donner des exemples d’histoires de patients qui vous ont marqué ?
Certaines sont très connues, comme l’histoire de Phineas Gage, dont le lobe frontal a été perforé. Mais aussi celle de Joseph Meister, le petit vacciné de Pasteur, ou de la femme qui avait sans le savoir la typhoïde, et a contaminé beaucoup de personnes.
Ma préférée, c’est l’histoire de Giovanni Pomarelli qui avait une particularité génétique : malgré un taux de sucre et de cholestérol élevés, il avait une protection cardiovasculaire, ce qui a permis d’inventer des médicaments qui se sont révélés des fiascos. J’aime bien aussi l’histoire de la petite suédoise, Selma, qui avait beaucoup de colibacilles dans les urines qui résistaient à tous les traitements. Son colibacille était protecteur contre d’autres colibacilles plus dangereux, donc son urine a servi de traitement pour les malades graves qui ont des infections urinaires chroniques.
Lors du congrès des centres de santé, en octobre, vous êtes revenu sur l’histoire de la médecine et des diagnostics depuis 1800. Qu’est-ce qui vous marque particulièrement ?
Si l’on regarde les trois ou quatre millénaires de l’histoire de la médecine, on se rend compte que le diagnostic et le soin ont été longtemps totalement dissociés. Dans la médecine antique, il y avait les « diagnostiqueurs », généralement des philosophes, qui n’avaient jamais vu de malades (ou presque) et théorisaient sur les maladies, la physiologie, la physiopathologie. De l’autre côté, il y avait les soignants qui se coltinaient les vrais problèmes : abcès, plaies, fractures… Le soin était pratiqué par des « artisans » du terrain, le diagnostic était pratiqué par les philosophes.
Avec l’émergence de la médecine moderne et de la méthode anatomoclinique au début du XIXe siècle, mais aussi avec l’apport du microscope, les diagnostics et la physiologie ont été plus précis et performants, mais le soin n’a pas suivi. On avait des diagnostics parfaits, mais les patients mourraient exactement comme avant.
Il a fallu attendre un siècle pour trouver des traitements efficaces, comme l’insuline en 1921, puis les antibiotiques. La pharmacologie a ensuite connu 60 années glorieuses durant lesquelles le soin est devenu efficace pour un grand nombre de maladies.
Mais depuis 1980, l’innovation pharmaceutique est en panne. Les seules grandes innovations concernent la thérapie génique et les anticorps monoclonaux. Or, quand on regarde leurs résultats cliniques, ils sont négligeables en termes de santé publique, mais aussi assez dérisoires par rapport aux 60 années glorieuses. À titre d’exemple, les thérapies géniques appliquées aux enfants-bulles n’ont jusqu’à présent pas été couronnées de succès. Et cela sera sans doute la même chose pour les anticorps monoclonaux censés lutter contre les plaques amyloïdes de la maladie d'Alzheimer.
Comment expliquez-vous que l’innovation pharmaceutique soit « en panne » depuis les années 1980 ?
Autrefois, on s’attaquait à d'énormes besoins en matière de santé publique. Quand on s’attaquait à des maladies comme la pneumonie à staphylocoque ou la tuberculose, on réglait 80 % des problèmes avec les antibiotiques. Mais le niveau d’exigence a augmenté quand on s’intéresse à la dégénérescence du système nerveux – la maladie d’Alzheimer par exemple. Et, quand on trouve une thérapeutique, les effets sont dérisoires en termes de gain et de quantité/qualité de vie, en raison de la nature même de la maladie. Plus vous augmentez votre niveau d’exigence, plus vos résultats sont relativement faibles, c’est logique.
Vous dites également que le paradigme anatomoclinique a façonné la manière de penser et le système cognitif des médecins...
La méthode anatomoclinique a permis à la médecine de faire des progrès extraordinaires, que cela soit sur le plan du diagnostic ou du soin. On essayait de faire le rapport entre les symptômes vécus par le patient, avant de regarder les organes et les processus ayant entraîné ces symptômes. Quand il y avait une lésion d’une artère, d’un organe ou d’un tissu, on la regardait lors de l’autopsie. Il y avait toujours un rapport monofactoriel entre une maladie et une lésion anatomique correspondante.
Puis, quand on a découvert le microscope, la génétique, la protéomique, les antigènes ou les anticorps, on est resté sur le même paradigme. En se disant « s’il y a une maladie, c’est qu’il y a une cellule ou un gène malade ».
Or, aujourd’hui, on s’occupe de maladies complètement différentes qui sont polyfactorielles : diabète, obésité, maladies psychiatriques ou auto-immunes. Et, comme les médecins ont été formés à la méthode anatomoclinique, ils cherchent un facteur prédominant pour arriver à se mettre quelque chose sous la dent. Pour les artères bouchées, on a trouvé le facteur cholestérol, mais il y en a des centaines d’autres… Donc, ce n’est pas parce qu’on trouve un médicament qui fait baisser le taux de cholestérol que l’on pourra empêcher l’athérosclérose. Car il faudrait agir sur tous les facteurs pour que cela fonctionne.
Pensez-vous que l'approche globale soit assez enseignée durant les études de médecine ?
Si l’on regarde les maladies qui préoccupent les médecins aujourd’hui (cancers, maladies dégénératives, auto-immunes, psychiatriques), on se rend compte que les thérapies pharmacologiques et chirurgicales sont nettement moins efficaces que les thérapies comportementales englobant l’hygiène de vie. Quand un patient fait de l’hypertension, si vous le faites marcher plusieurs heures par jour en lui demandant de réduire sa consommation de sel et de calories, cela sera toujours beaucoup plus efficace que tous les médicaments.
Mais si un médecin ultra-diplômé se contente de dire cela, il sera juste ridicule. S'il veut justifier ses diplômes et sa prestation, il proposera plutôt un antiagrégant plaquettaire (AAP) pour fluidifier le sang du patient ou une statine pour diminuer son taux de cholestérol. On se retrouve donc dans un piège infernal, car les patients sont aussi à la recherche du médicament miracle. Cela ne leur plaît pas d’entendre qu’il faut marcher une heure par jour. Par contre, ils aiment entendre « je vais prendre un médicament et cela va faire baisser mon taux de cholestérol ».
Quelle est votre opinion sur l'exercice coordonné pluriprofessionnel ? Est-ce l’avenir de la médecine ?
L’avenir de la bonne santé consistera en partie à décentraliser la médecine avec des petites équipes interdisciplinaires ou pluridisciplinaires de 10 à 15 personnes. Cela fonctionnera notamment en termes de prévention primaire, car on fera appel à plusieurs métiers et l’on revalorisera le polyfactoriel : marche à pied, exercice physique, régime basses calories, thérapies comportementales, arrêt du tabac…
Mais il ne faut pas que ces équipes soient payées à l’acte. Il faut arrêter l’inflation des actes médicaux, qui est influencée par le marketing de l’industrie pharmaceutique. Sous couvert de simplifier la vie du médecin, elle milite pour des actes courts, pour qu’il en fasse le plus possible. Comme, par exemple, faire des renouvellements de statines. Cela prend deux minutes, donc les médecins en sont friands. Le médecin est comme les autres, il préfère gagner sa vie en se fatiguant moins.
Que va devenir la médecine générale avec l’émergence de l’intelligence artificielle (IA) ?
Si l’IA doit faire disparaître des métiers de la médecine, ce seront d’abord les hyper-spécialistes, car ce sont eux qui fonctionnent déjà comme les robots « dopés » à l’IA. Les derniers que l’IA menacera, ce seront les généralistes, car ce sont les seuls qui agissent sur un nombre considérable de paramètres. L’intelligence humaine est capable de les mixer et de les analyser. Et, par définition, celle-ci choisit toujours des demi-mesures, c’est toujours ambigu… Elle ne fait jamais un choix idéal, mais cela est toujours reste le meilleur des choix quand il y a beaucoup de paramètres à prendre en compte.
Un statisticien est une personne qui peut avoir la tête dans un four et les pieds pris dans la glace et dire qu'en moyenne, il se sent bien
― Benjamin Dereca
La clinique, invoquée sans cesse pour son empirisme, la modestie de son attention et le soin avec lequel elle laisse venir silencieusement les choses sous le regard, sans les troubler d'aucun discours, doit sa réelle importance au fait qu'elle est une réorganisation en profondeur non seulement des connaissances médicales, mais de la possibilité même d'un discours sur la maladie.
― Michel Foucault
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