Depuis 2006, ce médecin épidémiologiste et vulgarisateur scientifique partage ses « humeurs médicales » (1).
Son nouvel ouvrage, Les Non-maladies. La médecine au défi (2), est une mise en garde contre les dérives de cette profession, parfois plus attentive à la performance technologique qu’aux patients.
(2) Éd. du Seuil, 352 p., 23 €.
JF : À l’heure où les généralistes manquent, les cabinets médicaux sont envahis par ce que vous appelez les «non-maladies ». De quoi s’agit-il ?
Luc Perino : Intuitivement, on pense que ce sont des maladies sur lesquelles les médecins ne parviennent pas à poser de nom. En réalité, c’est le contraire : une non-maladie est une maladie diagnostiquée mais sans symptômes. L’exemple le plus parlant est celui des anévrismes artériels intracérébraux, que l’on s’est mis à détecter massivement avec le développement des scanners. En théorie, informer le patient de cette anomalie est louable, puisque l’anévrisme menace de se rompre et d’entraîner la mort ou de graves séquelles. Mais fautil s’alarmer à la moindre anomalie, sachant que le seul recours est une opération dont le patient n’a qu’une chance sur deux de sortir vivant ? À quelles angoisses le condamne-t-on, alors même qu’il n’y a qu’un risque infime pour qu’une rupture d’anévrisme se produise ? Les progrès technologiques s’accompagnent-ils forcément de dérives ? L. P.: Ils ne sont pas problématiques en soi, au contraire, mais en médecine comme ailleurs, ils peuvent créer de nouveaux risques. Dans le cas de la sérologie par exemple, les progrès en deux décennies ont été fulgurants, si bien que nous n’avons pas eu le temps de les intégrer intellectuellement. Résultat, on dépiste tous azimuts : le sucre, le cholestérol, sans parler du Covid. En plus de représenter un coût important, cela ne rend pas toujours service au patient.
JF : La médecine moderne a-t-elle perdu de vue l’intérêt du patient ?
L. P. : Elle a en tout cas tendance à négliger sa subjectivité. Les examens sanguins et les IRM ne montrent rien ? Alors le patient n’est pas malade, même s’il se plaint! Ce qui est plus surprenant, c’est que les citoyens euxmêmes ont intégré cette toutepuissance de la biomédecine, quitte à nier leurs souffrances. Pourtant, la santé est quelque chose d’éminemment subjectif: être en bonne santé, c’est d’abord se sentir comme tel. Et inversement.
JF : Vous allez jusqu’à dire qu’aller chez le médecin peut être dangereux. N’exagérezvous pas un peu ?
L. P. : La meilleure thérapeutique est parfois l’abstention. Ce n’est pas moi qui le dis, c’est Hippocrate. Évidemment, il ne s’agit pas de dire qu’un cancer se guérit naturellement. Mais dans certains cas, comme l’hypertension, le plus sage est souvent de ne rien faire. Lorsqu’elle est légère ou modérée, les risques d’aggravation de l’hypertension sont très faibles. Le bénéfice du traitement pour le patient est donc inférieur aux effets secondaires qui vont affecter son quotidien. Malgré la très faible probabilité d’un accident vasculaire, beaucoup de médecins vont opter pour un traitement.
JF : Comment l’expliquer ?
L. P. : Cela tient parfois à l’insistance des patients eux-mêmes. L’exemple le plus caricatural est celui du dosage du PSA (une protéine fabriquée par la prostate, NDLR) pour dépister le cancer de la prostate. La Haute Autorité de Santé a beau le déconseiller formellement, certains médecins cèdent à la demande pressante des patients, un peu comme ils se sentent parfois obligés de prescrire des antibiotiques. Une autre raison est leur manque d’intérêt pour la pharmacovigilance. L’idée que les autorités aient pu autoriser des traitements qui ne sont pas sûrs voire susceptibles de faire du mal leur semble inconcevable. Les grands scandales comme celui du Mediator ont pourtant montré qu’il faut rester vigilant et que la toutepuissance du marché n’épargne pas la santé.
JF : Qu’est-ce qu’un bon médecin selon vous ?
L. P.: C’est un médecin qui évalue ce qui est bon pour son patient, pas seulement à l’aune de résultats d’examens ou d’une hypothétique maladie, mais pour sa qualité de vie. C’est être raisonnable, et la médecine ne l’est plus beaucoup. D’un côté, on pratique le dépistage anténatal pour éviter les malformations ; de l’autre, on réanime les prématurés jusqu’à des limites où le risque de handicap futur est extrême… Le rôle du médecin de demain, ce sera sans doute cela : protéger les citoyens contre les excès de la médecine.
Recueilli par Jeanne Ferney
Sa boussole : La Bibliothèque Cochrane
«Le manque de publications médicales non soumises à l’influence des labos est problématique», lance Luc Perino, regrettant que la recherche cède parfois aux sirènes des lobbys pharmaceutiques. Pour lui, rares sont les revues dignes de confiance: côté français, le mensuel Prescrire; côté britannique, le British Medical Journal et «un peu» The Lancet, dont la réputation a toutefois été écornée en 2020 par la publication d’une étude controversée sur l’hydroxychloroquine dans le traitement du Covid, finalement retirée. Aussi le médecin s’en remet-il plus volontiers à la Bibliothèque Cochrane, dont les revues sont élaborées par le réseau international du même nom, indépendant et à but non lucratif. Un modèle «vierge de conflits d’intérêts» qui gagnerait selon lui à se développer.