La confusion entre facteur de risque et maladie et les dogmes de la continuité physiopathologique et de l’équivalence thérapeutique conduisent à une surmédicalsation devenue délétère. Le marché de la santé, lui, ne s’est jamais aussi bien porté.
Le médecin et épidémiologiste Luc Perino, dans son dernier livre Les non-maladie s, dissèque avec rigueur et pédagogie les mécanismes d’une surmédicalisation qui « entraîne une dérive des capacités prédictives vers des soins injustifiés et parfois délétères ». « Les aspects commerciaux de la médecine, relève-t-il, ont toujours existé et le marché de la santé représente 12%du PIB des pays occidentaux. Cela est normal et admissible tant que le niveau de santé publique et individuelle s’améliore ou reste stable. Or, depuis les années 1980, les dérives de la pratique et de la consommation médicales aboutissent à une dégradation effective du niveau sanitaire. Des études successives confirment que la pathologie iatrogène (induite par la médecine) représente désormais la troisième cause de mortalité. L’exemple le plus emblématique est celui de la dépendance aux opiacés qui est la cause essentielle de la baisse d’espérance de vie aux États-Unis. La France, qui en était relativement épargnée, est désormais atteinte par ce fléau comme cela vient d’être observé dans la région bordelaise. La morphine, longtemps réservée aux graves traumatismes et aux malades en phase terminale, est désormais prescrite de façon abusive et injustifiée. »
Maladies multicausales
Un détour par l’histoire s’impose pour comprendre comment on en est arrivé là. « La médecine moderne, rappelle l’épidémiologiste, est née avec la méthode anatomoclinique. Son principe consistait à associer un symptôme, un signe clinique ou une maladie à une lésion d’organe, de tissu ou de cellule constatée anatomiquement ou avec le microscope. C’est grâce à cette méthode que la médecine et la chirurgie ont connu leurs plus grandes victoires. Ce sont tous les cas où tout coïncide parfaitement la souffrance ou maladie du patient, le diagnostic du médecin et la preuve anatomique ou microscopique. » « La première particularité de ces victoires médicales, poursuit-il, est de concerner des maladies monofactorielles, c’est-à-dire ayant une cause unique ou largement dominante. Les exemples abondent (chirurgie pour occlusion intestinale, insuline pour diabète de type 1, vitamine D pour rachitisme, prothèse pour arthrose de hanche, antibiotique pour septicémie, etc.). Dans tous ces cas, la plainte du patient ou la maladie précède l’intervention médicale. » La médecine, et c’est tout à son crédit, a depuis élargi son champ de recherche. « Tout a radicalement chan[1]gé, constate Luc Perino, les maladies qui nous intéressent aujourd’hui sont toutes ou plurifactorielles ou multi causales, deux synonymes qui indiquent que les causes et facteurs de risque sont multiples. Ce sont évidemment les maladies cardio-vasculaires, tumorales, neurodégénératives , auto-immunes et psychiatriques qui représentent aujourd’hui plus de 90 % de l’activité médicale. Cependant, le médecin, dont le cerveau est formaté depuis deux siècles par la méthode anatomoclinique, continue à procéder comme il l’a toujours fait, c’est-à-dire en essayant d’isoler un facteur dominant. »
Facteurs de risques
Et le médecin continue d’occuper une place à part : « Aujourd’hui, si les médecins n’ont plus l’exclusivité du soin, ils conservent l’exclusivité du diagnostic et tout diagnostic n’émanant pas de la médecine est considéré comme sans valeur. La majorité de la population accepte des soins di[1]vers, mais elle adhère pleinement à cette exclusivité médicale du diagnostic. »
Un diagnostic qui épouse son époque. « L’explosion des progrès technologiques, reprend l’épidémiologiste, a permis de détecter un nombre immense de facteurs de risques (génétiques, métaboliques, cellulaires, sanguins, hormonaux, etc.) qui ont progressivement été acceptés comme des maladies, tant par les citoyens que par les médecins. Tous considèrent une hypertension, un gène de prédisposition, une cellule cancéreuse, une hypercholestérolémie comme une maladie alors que l’individu n’en perçoit aucun symptôme et n’en éprouve aucune souffrance. La sociologie médicale en est bouleversée, ce n’est plus le patient qui va voir le médecin, mais la médecine qui s’invite chez le citoyen. L’exemple emblématique est celui des dépistages généralisés de cancer (à ne pas confondre avec les dépistages ciblés). Alors que tout va bien, vous recevez un courrier qui vous informe que vous pouvez être porteur d’un cancer du sein ou du côlon. »
Dogmes têtus
« Tout cela serait parfait, pointe-t-il, si la physiopathologie (l’histoire) des facteurs de risque et des maladies suivait un cours linéaire et continu. Or, il n’en est rien, une petite tumeur cancéreuse peut disparaître, ne jamais grossir, grossir jusqu’à tuer prématurément ou foudroyer le patient en quelques mois. Il en est de même pour une hypertension ou un gène de prédisposition. Pourtant, le premier dogme de la médecine reste celui de la continuité physiopathologique. Mais un dogme n’est pas une science. Un deuxième dogme, celui de l’équivalence thérapeutique, considère que les traitements qui se sont montrés efficaces pour soigner une maladie, vont se montrer aussi efficaces pour prévenir cette maladie. Or là encore, ce n’est pas ce que constate la science clinique. Un traitement contre le cholestérol ou l’hypertension n’a pas la même efficacité s’il est prescrit avant ou après un AVC ou un infarctus du myocarde. Un antiépileptique n’a pas la même justification en prévention ou en traitement. » « La confusion entre facteur de risque et maladie, le dogme de la continuité physiopathologique et le dogme de l’équivalence thérapeutique sont, insiste-t-il, les trois grosses erreurs des pratiques médicales actuelles dominées par le marché et conduisant à une surmédicalisation devenue délétère.
Tant qu’un excès de médecine n’est pas néfaste, il ne s’en préoccupe pas, mais lorsque cet excès devient néfaste, tout clinicien, tout praticien, tout médecin digne de ce nom doit le combattre. » Restent tous les cas où existe une souffrance ou une plainte du patient, mais où la médecine ne trouve aucun diagnostic y correspondant. « Troubles psychosociaux, maladies rares, ces cas sont encore très fréquents, note Luc Perino. Mais certains trouvent leur solution. L’exemple typique est celui de l’endométriose. Auparavant considérée comme un trouble psychosomatique, celle-ci est devenue une vraie maladie grâce au scanner permettant de voir l’endomètre sur des organes abdominaux. Une vraie maladie anatomoclinique de découverte récente ! »
Lire. Luc Perino, Les non-maladies. La médecine au défi. Quand le surdiagnostics et la surmédicalisation menacent la santé. Seuil, 2023. 23 €