À quoi sert vraiment un médecin ?
Luc Perino esquisse le portrait presque idéal d'un médecin moderne et affirmé, capable de "faire vivre la science clinique en contraignant le modèle dominant ". D'un médecin apte à éviter les pressions de tous bords, qu'elles viennent des patients, de l'industrie pharmaceutique, des politiques ou de l'idéologie sanitaire du moment.
Au médecin perdu parmi toutes ces injonctions et ces intérêts contradictoires, Luc Perino conseille de revenir sans arrêt à la clinique qui permet de faire le gros dos en attendant le triomphe de ce que l'auteur nomme la postclinique, capable de faire la jonction entre les biographies, la médecine et la biologie.
Le médecin idéal d'aujourd'hui : un homme de main.
"A quoi sert vraiment un médecin ?" Toute la subtilité de cette question réside évidemment dans ce "vraiment" qui fait toute la différence entre le nécessaire et le superflu, le juste et le dévoyé, le rôle principal et le second. Luc Perino, généraliste, enseignant à la faculté de Lyon, explore cette interrogation, moins élémentaire qu'elle n'y paraît, avec le même sens critique que celui dont il a fait preuve dans ses précédents ouvrages.
MOSAÏQUE de métiers autour des sciences biologiques, de la santé publique et de la médecine clinique, le métier de médecin ne recouvre plus une catégorie homogène depuis longtemps. Les médecins d'antan faisaient et défaisaient les diagnostics sans grande arme thérapeutique, ceux d'avant-hier ont façonné et promu l'hygiène, ceux d'hier on connu une véritable révolution thérapeutique avec l'âge d'or de la pharmacie (des années 1930 à 1980); ceux d'aujourd'hui sont un peu perdus...
Les médecins qui pratiquent le soin sont de plus en plus rares et seuls : 10% des jeunes diplômés choisissent d'exercer en mode libéral. Pourquoi cette désaffection ? Qu'est-ce qui a tellement changé dans cette fonction longtemps respectée et convoitée, aujourd'hui bien souvent "affublée du costume de l'approximation" ?
Luc Perino, qui a travaillé en milieu rural et urbain, en France et en Chine, réfléchi et adapté sa pratique au fil de son exercice, esquisse le portrait presque idéal d'un médecin moderne et affirmé, capable de "faire vivre la science clinique en contraignant le modèle dominant ". D'un médecin apte à éviter les pressions de tous bords, qu'elles viennent des patients, de l'industrie pharmaceutique, des politiques ou de l'idéologie sanitaire du moment.
Quand l'auteur décrit avec humour et talent des figures de patients et des situations paradigmatiques que chacun a rencontrées, c'est pour progressivement cerner la substantifique moëlle de la fonction médicale et mieux cerner les dérives et les absurdités d'un système où l'essentiel des valeurs ajoutées est financier ou technique. Pour analyser la quintessence d'un métier de plus en plus difficile à exercer, écartelé entre pression consumériste des patients et crainte du juridique, primat de l'image ou de l'hypertechnologie et demande paradoxale, mais intarissable d'empathie. Cette médecine clinique générale, dont l'auteur est convaincu qu'elle a un avenir du fait de son indispensable globalité, doit trouver ses marques et un nouveau contour tant les patients ont besoin "de rassembler les morceaux de leur identité perdue dans les parcelles de la science et les labyrinthes de la technique" et demandent "à être protégés des griffes du marché et de la prédation des sectes".
Revenir à la clinique. Luc Perino ne manque pas d'arguments pour souligner les inepties du système et ses critiques sont toujours illustrées d'exemples de la "vraie vie". De celle du clinicien, justement, qui souhaite accorder une place essentielle au lien direct et intime avec son patient et pratiquer le difficile art de l'abstention, comme de celle du médecin qui ne veut plus accompagner les mourants. De celle du citoyen qui devrait savoir déjouer les pièges des effets de mode et des discours creux comme celui de l'engouement actuel pour la notion de care (prendre soin), subterfuge, selon lui, pour redonner au cure (traiter) son ascendant en perte de vitesse. De celle du patient, parfois plus victime que bénéficiaire d'une médecine égocentrique où chaque individu est devenu son propre ennemi en tant que porteur de facteurs de risques, source inépuisable de "médicamentation" de la vie, et survit crispé sur ses fragilités internes. De celle aussi de notre vie économique, dans laquelle le maintien du paiement à l'acte apparaît aujourd'hui inadapté et dangereux pour la pérennité de notre système de protection sociale ; où les moyens financiers n'étant pas inépuisables, les objectifs des soins demandent des réponses concertées.
Au médecin perdu parmi toutes ces injonctions et ces intérêts contradictoires, Luc Perino conseille de revenir sans arrêt à la clinique. Celle qui passe aussi par les mains, plus exactement par le toucher, qui doit être, qu'il soit ou pas rectal, "médical, cordial, ascétique, rigoriste, apolitique et laïc", qui permet de faire le gros dos en attendant le triomphe de ce que l'auteur nomme la postclinique, capable de faire la jonction entre les biographies, la médecine et la biologie.
Est-il permis d'espérer ? De même que la conscience écologique était inexistante au lendemain de la révolution industrielle des années 1950 pour être aujourd'hui en plein essor, la conscience clinique est peut-être en train de vivre un éveil progressif mais décisif, nous rassure-t-il.