Les Non-maladies
On connaissait les malades imaginaires, ainsi que les Dr Knock pour qui tout bien portant ne fait qu'ignorer son mal. Mais une nouvelle espèce de patient est apparue au fil des progrès du diagnostic médical, écrit Luc Perino : le « non-malade », qui se sent parfaitement bien mais chez qui la médecine a détecté un écart à la norme biologique, un facteur de risque, une prédisposition génétique, qu'il faudra alors prendre en charge alors que nul n'est capable de dire si l'anomalie deviendra maladie. « Une dérive vers des soins injustifiés et parfois délétères », regrette le médecin...
On connaissait les malades imaginaires, ainsi que les Dr Knock pour qui tout bien portant ne fait qu'ignorer son mal. Mais une nouvelle espèce de patient est apparue au fil des progrès du diagnostic médical, écrit Luc Perino : le « non-malade », qui se sent parfaitement bien mais chez qui la médecine a détecté un écart à la norme biologique, un facteur de risque, une prédisposition génétique, qu'il faudra alors prendre en charge alors que nul n'est capable de dire si l'anomalie deviendra maladie. « Une dérive vers des soins injustifiés et parfois délétères », regrette le médecin, enseignant à fac de médecine de Lyon et vulgarisateur. Longtemps, explique l'auteur, la médecine n'a fait face qu'à deux types de patients : ceux dont le vécu correspond à la maladie diagnostiquée par le médecin ; d'autres souffrant de « maladies non objectivables », exprimant une plainte pour laquelle le médecin ne parvient pas à trouver de signe clinique (qu'il soit convaincu que le patient est bien malade avec un diagnostic encore en suspens, ou qu'il considère que c'est « dans sa tête »). Mais les progrès de la biologie et de l'imagerie ont fait naître les « non-maladies », au point parfois que le patient et sa parole deviennent superflus… Puis les changements sociaux ont amené à la médecine toutes sortes de demandes ne relevant pas du champ sanitaire (des certificats médicaux aux rêves de jeunesse éternelle). Sans compter « les cultures qui font apparaître et disparaître des maladies » (comme l'hystérie que plus aucun médecin ne songerait à diagnostiquer aujourd'hui, ou l'hyperactivité « devenue une maladie dans les années 1970 »). Le tout surcharge les agendas des médecins qui ne peuvent plus se consacrer « à ceux qui ont le plus besoin d'assistance. (…) On meurt de nouveau d'occlusion intestinale dans les services d'urgence, car les médecins de ville ont été formés et dévoyés vers les non-maladies. » En parallèle, une « logique prothétique » s'est imposée : on remplace ou supplée ce qui fait défaut, que ce soit une hanche ou de la dopamine. Mais aussi une logique martiale, note Luc Perino : « L'immense succès commercial des antibiotiques a contaminé toute la pharmacologie avec une sémantique guerrière. Le préfixe “anti” est attribué à la plupart des classes thérapeutiques. (…) Tout se passe comme si les perturbations métaboliques, réelles ou supposées, les symptômes et les signes cliniques étaient des “ennemis” aussi bien identifiés que des microbes et qu'il fallait détruire avec l'arme appropriée. » C'est oublier que l'organisme est « un écosystème en déséquilibre permanent et capable de se rééquilibrer par ses comportements », alerte le médecin : les pilules ne peuvent pas tout et, parfois, régime équilibré, sport et repos font bien mieux.
Les Non-maladies
Si vous pensez que la médecine ne s’occupe que des maladies, alors lisez bien cet entretien avec le Dr Luc Perino. Auteur du livre Les non-maladies, cet infatigable observateur de la médecine met le doigt là où ça fait mal. Il y dénonce les dérives d’un système qui se complait à voir dans chaque bien-portant... un malade qui s’ignore.
Surmédicalisation et surdiagnostics : les dérives de la médecine moderne
Le Dr Luc Perino publie Les non-maladies, un ouvrage dans lequel il dénonce l’emprise des firmes pharmaceutiques sur la santé publique.
« Tout homme bien portant est un malade qui s’ignore. » Cette réplique emblématique de Knock reste d’actualité. Dans son dernier ouvrage, Luc Perino, médecin généraliste, essayiste et enseignant à l’université Lyon 1, nous livre ses réflexions épistémologiques sur ce que sont les « vraies maladies » et les « non-maladies ». Dans les cabinets médicaux, ces dernières accaparent beaucoup du temps des médecins. Elles génèrent du stress chez les patients et coutent cher aux systèmes de santé. Mais qui sont les « non-maladies » ?
Une « vraie maladie » est une pathologie pour laquelle il existe un consensus entre le médecin et le malade : par exemple, le patient consulte pour les symptômes d’ une angine, le médecin pose un diagnostic correspondant aux symptômes et prescrit les médicaments adaptés. Mais toutes sortes de situations regroupées dans la famille des « non-maladies » ne répondent pas à ces critères.
Des symptômes mais pas de maladie : les maladies non-objectivables
Un patient consulte son médecin et se plaint de son état de santé, mais le médecin ne fait pas de diagnostic : c’est une « maladie non-objectivable ». Cette catégorie inclut les plaintes concernant la fatigue chronique, des douleurs diffuses (fibromyalgie…), les troubles digestifs ou les troubles de l’humeur.
Prenons la dépression. Elle trouve souvent son origine dans le stress au travail, un deuil, des difficultés familiales, la perte d’un emploi, autant de causes environnementales sur lesquelles le médecin n’a aucune prise. Mais ce mal-être est devenu une aubaine pour les industriels qui vendent des antidépresseurs. « Le marché a inventé que la dépression est due à une baisse de la sérotonine et vend un médicament qui augmente le taux de sérotonine mais qui ne fonctionne que dans 15 % des cas. » Ces antidépresseurs présentent de nombreux effets secondaires, ils « ont un rapport bénéfices/risques largement négatif », affirme le Dr Perino. Et ils sont parfois prescrits dans des cas de dépressions légères et modérées. « Qui peut passer une vie entière sans avoir un jour une dépression légère ou modérée ? Personne, » s’insurge le Dr Perino.
Des maladies sans symptômes : les objets non-maladies
Ici, le sujet ne se plaint pas mais le médecin pose un diagnostic en s’appuyant par exemple sur des examens de biologie médicale ou d’imagerie. C’est le cas de diagnostics réalisés après un dépistage systématique du cancer ou une cholestérolémie trop élevée.
Dans le cas du cancer du sein, la « maladie » est souvent détectée à un stade très précoce, si précoce qu’il est difficile de savoir comment elle aurait évolué. « Le cancer peut ne pas évoluer ou évoluer sans donner de symptômes et la patiente mourra d’autre chose. » En raison du stress et des traitements lourds qu’entraînent ces dépistages, on peut s’interroger sur leur efficacité. Pour les campagnes du cancer du sein, nous avons des décennies de recul. Or « on s’aperçoit que l’âge moyen constaté à la mort par cancer du sein n’a pas été modifié. » Pour Luc Perino, l’explication tient au « déplacement du temps zéro », au fait que le cancer soit détecté plus tôt, avant le stade clinique : « on trouve un cancer du sein, on dit à la patiente qu’on la traite, si à 5 ans elle n’a rien elle est considérée comme guérie. Mais si on fait un diagnostic d’un cancer qui n’apparaît jamais, on est guéri avant d’avoir été malade ! »
Pour Luc Perino, les dépistages systématiques des cancers sont basés sur deux dogmes. Le premier est celui de la continuité physio-pathologique : « l’idée que tout cancer, quelle que soit sa taille et sa composition, va forcément grossir, donner des métastases et tuer la personne qui le porte, avant sa mort naturelle ». Le second est le dogme de l’équivalence du traitement préclinique : l’idée que « le traitement que l’on va faire avant que le cancer devienne clinique aura la même efficacité que le traitement qu’on fera après que le cancer devienne clinique ».
Les mêmes mécanismes sont en jeu dans le traitement de l’hypercholestérolémie, quand le patient n’a pas eu d’accident cardiovasculaire : « Faire baisser le cholestérol chez quelqu’un qui n’a jamais eu d’AVC ou d’infarctus ne sert à rien. Par contre, après un premier infarctus ou un premier AVC, faire baisser le cholestérol peut un peu retarder le moment du second infarctus ou du second AVC. »
Des pratiques administratives et commerciales : les hors sujets sanitaires
Enfin, différentes problématiques relèvent plus d’une pratique commerciale ou administrative que de l’exercice de la médecine. Ces « hors sujets sanitaires » regroupent les certificats médicaux pour le sport, pour les assurances, mais aussi les demandes concernant la chirurgie esthétique, voire la procréation médicalement assistée. Parce que les femmes deviennent mères de plus en plus tard, les problèmes d’infertilité sont plus fréquents. Mais, après 30 ans, « si vous n’arrivez pas à avoir d’enfant, vous n’êtes pas malade. La fécondité diminue beaucoup et très vite après 30 ans. » La médecine propose des solutions pour répondre à une évolution sociétale, mais non pour pallier à un véritable problème de santé.
Vers une médecine moins marchande
Alors quelle médecine pour demain ? « Je souhaite revenir à une époque où la médecine était faite par des médecins, et non par des marchands. » Et plus dans l’intérêt des patients.
Les Non-maladies
Le Dr Luc Perino publie "Les non-maladies" ouvrage dans lequel il dénonce l'emprise des firmes pharmaceutiques sur la santé publique
Les Non-maladies
Médecine sans souffrance et souffrance sans médecine
En moins de deux décennies, on aurait assisté à une totale inversion de la pratique médicale : la dissociation croissante entre diagnostic et soins conduit à soigner sans symptômes, tandis que nombre de plaintes et souffrances d’origine psychique restent sans diagnostic. Dans un cas comme dans l’autre, les « non-maladies » prolifèreraient.
Les non-maladies
La médecine moderne est née dans les années 1850 avec la méthode anatomoclinique qui consistait à établir le rapport entre les lésions tissulaires et organiques visibles à l’autopsie et les signes cliniques constatés du vivant du patient. Le râle caverneux perçu avec le stéthoscope était mis en rapport avec la caverne tuberculeuse constatée à l’autopsie. L’hémiplégie du patient était attribuée à l’infarctus cérébral observé sur son cadavre. Les douleurs hépatiques étaient expliquées par les calculs observés dans le canal cholédoque. Cette méthode qui a permis de grands succès chirurgicaux a formaté la pensée médicale selon le principe : un symptôme = une lésion. Ensuite, le miracle des antibiotiques sur les maladies infectieuses a contribué à une conception monofactorielle du diagnostic et du soin : une cause = une maladie = un traitement.
Puis, les fulgurants progrès des techniques d’exploration du corps (imagerie, biologie, génétique) ont enfin permis presque tous les diagnostics du vivant du patient. En deçà des organes et des tissus, on pouvait observer les cellules, les gènes, les molécules, les métabolismes. La méthode anatomoclinique avait simplement changé d’échelle sans changer de principe : une lésion devait expliquer une maladie et susciter un traitement. La méthode était devenue molécularoclinique, mais le paradigme du monofactoriel n’avait pas changé.
Cette réduction d’échelle a parfois conforté le monofactoriel. On a trouvé le gène de la mucoviscidose ou le type de cellules manquantes dans le diabète de type 1, mais de tels exemples sont rares. La plupart des maladies fonctionnelles et des maladies qui nous intéressent aujourd’hui (tumorales, cardiovasculaires, neurodégénératives, psychiatriques ou auto-immunes) sont toutes plurifactorielles et ne répondent à aucun traitement univoque.
Pour contourner cette difficulté épistémologique, la médecine a progressivement biaisé ses recherches et ses analyses en dégageant des facteurs suffisamment présentables pour théoriser des soins. Cibler un clone tumoral pour soigner un cancer en négligeant la progression des autres clones. Décider que la dépression est due à un déficit en sérotonine. Suggérer que le cholestérol domine largement les centaines de facteurs de l’athérosclérose, car on peut le doser. Déclarer que les protéines beta-amyloïdes sont le seul pourvoyeur de la maladie d’Alzheimer. Etc. Ces procédés séduisent la majorité des médecins, car elle est conforme à leur mode de pensée, ainsi que des patients et citoyens naturellement enclins à croire qu’existe une cause unique pour chaque phénomène. Enfin et surtout, elle fait le bonheur des marchands qui peuvent plus facilement promouvoir un soin quand la cause est simpliste. Baissons le cholestérol ou la tension et augmentons la sérotonine ou la mélatonine...
Ce magnifique consensus doit cependant faire face à deux dures réalités. D’une part, nombre de plaintes et souffrances restent en absence de diagnostic. D’autre part, il est devenu quasi-impossible de démontrer l’impact sanitaire de soins artificiellement théorisés sur des diagnostics sans rapport avec des symptômes ou souffrances vécues.
Les facteurs de risque sont considérés comme des maladies et leurs seuils sont régulièrement abaissés, augmentant à l’infini le nombre de patients.
Cet essai propose le concept de « non-maladies » pour désigner deux entités diamétralement opposées. D’un côté des plaintes et souffrances sans diagnostic, donc sans médecine. De l’autre des diagnostics sans souffrance ni plainte, donc sans patient.
Il est étonnant de constater le recours systématique à la médecine pour des maux où elle se montre incompétente ou délétère et plus encore d’assister sans s’étonner à la progression d’une médecine sans maladie ni patients.
Faites le test. Demandez autour de vous ce qu’évoque le terme de « non-maladie ». Vous constaterez que la grande majorité des réponses se rapportera à des plaintes et souffrances pour lesquelles les médecins n’arrivent pas à formuler de diagnostic ou pour lesquelles les divers examens (imagerie et biologie) ne décèlent aucune anomalie.
Si je pose la même question à mes confrères, ils répondront exactement de la même façon. Ils considèrent que l’acteur nécessaire et suffisant pour définir une maladie est le médecin et non le patient. Mais il est plus surprenant que ce soit aussi le point de vue de nombreux patients et citoyens.
Les grands progrès de la médecine au cours du siècle passé ont conduit à une suprématie de la pensée biomédicale. L’expression de nos plaintes et la perception de nos souffrances sont reléguées au second plan, loin derrière l’opinion médicale.
Ce type de non-maladies évoqué par la majorité se rapporte le plus souvent à des souffrances psychiques, à des troubles somatomorphes et fonctionnels et aux divers troubles de l’humeur et du comportement d’origine psychosociale. Il est évident que les médecins, formatés par la méthode anatomoclinique, ne sont pas prédisposés à comprendre et traiter ces troubles. C’est pourtant à la porte des hôpitaux et des cabinets médicaux qu’ils sont déposés, car les succès de la médecine ont conduit à penser que tous les tourments du corps et de l’esprit lui reviennent de droit. Hélas, si l’on s’en tient pragmatiquement aux chiffres de l’épidémiologie, l’échec médical est patent, puisque leur prévalence et leurs répercussions sociales ne cessent d’augmenter. Le seul succès pharmacologique en ce domaine est celui des neuroleptiques dans le traitement des délires de certaines formes de schizophrénie.
Loin de moi l’idée de dénigrer les psychiatres qui assument seuls la partie la plus difficile de l’exercice médical, le plus souvent avec compassion et empathie, deux qualités humaines manifestement insuffisantes pour assurer un progrès sanitaire en ce domaine.
Les forces du marché expliquent aussi l’opiniâtreté médicale autour de ces maladies sans marqueur biologique, donc médicalement non objectivables. Les psychotropes font partie des blockbusters de l’industrie pharmaceutique et l’addiction qu’ils entraînent le plus souvent démultiplie leurs ventes. Il faudrait être « fou » (le mot n’est pas médical) pour laisser échapper une clientèle spontanément si captive. Les errements diagnostiques et thérapeutiques de la psychiatrie proviennent en grande partie de la mainmise des industriels sur les explications physiopathologiques et la nosographie (classement) de ces maladies.
Mais l’essai que je propose s’intéresse en priorité à un autre type de non-maladies, ce sont celles où le patient est littéralement absent.
Poursuivez le test en demandant à vos proches si un diagnostic posé sur un citoyen sans symptômes ni plainte est une maladie. Ils répondront oui à l’unanimité. Quelle extraordinaire victoire de la communication médicale, le patient n’a pas être pris en compte pour définir une maladie, seul compte l’avis médical. Paradoxe que l’on peut formuler de façon « amusante » ou « provocante » (comme l’on voudra) : une souffrance sans diagnostic n’est pas une maladie, alors qu’un diagnostic sans souffrance est une maladie.
Ces non-maladies-là sont pourtant de véritables objets de science et de recherche, elles sont diamétralement opposées à l’acception commune. Elles sont dramatiquement, elles aussi, de plus en plus nombreuses et de plus en plus fréquentes.
Pour comprendre ces « non-maladies », il importe auparavant de bien comprendre la dissociation quasi continue entre diagnostic et soin tout au long de l’histoire de la médecine.
Une lecture attentive de cette histoire nous révèle que ces deux grands domaines de l’activité médicale ont très rarement été pratiqués par les mêmes personnes. Chirurgiens barbiers, moines herboristes, arracheurs de dents, matrones accoucheuses n’avaient socialement et professionnellement rien de commun avec les médecins qui dissertaient en latin sur les causes des maladies. Les diagnostiqueurs ont toujours méprisé les soignants, et lorsqu’ils ont voulu investir le soin, leurs résultats ont été plus souvent délétères que bénéfiques. La saignée en est un exemple drolatique parmi d’autres.
Dire que la rencontre fructueuse entre diagnostic et soins représente moins d’un siècle sur les trois millénaires d’histoire de la médecine peut apparaître comme une évidence, puisque la médecine moderne, celle qui a montré son efficacité, n’a guère plus d’un siècle. Nous devons donc être plus précis et démontrer que la dissociation historique entre diagnostic et soin, après une très brève embellie, connait une nouvelle aggravation de nos jours...
Si nous considérons exclusivement la médecine (hors chirurgie et obstétrique), le premier exploit du soin pharmacologique est l’insuline en 1921, premier traitement efficace basé sur une connaissance physiopathologique. Auparavant, l’empirisme avait toujours dominé le soin. Même les vaccins, qui ont sauvé des millions de vie, ont été conçus de façon empirique alors que nul ne savait ce qu’était une immunoglobuline. Pasteur et Mérieux, grands pionniers de la vaccination, n’étaient pas médecins.
La pharmacologie a ensuite connu ses anni mirabiles jusqu’aux années 1980. Ces soixante années ont produit les antibiotiques, la cortisone, les anticoagulants, les neuroleptiques, la plupart des vitamines et des hormones, les antiinflammatoires, les bronchodilatateurs, les antiépileptiques, les diurétiques et quelques autres qui ont augmenté la quantité-qualité de vie de nombreux patients. Cette belle harmonie entre la précision diagnostique, la théorisation des soins et leur efficacité clinique s’est dégradée à partir des années 1980...
Les progrès de l’exploration du corps humain ont été trop rapides pour être maîtrisés par le corps médical. L’abondance des données fournies n’avait plus de rapport avec la réalité clinique. Un anévrysme artériel cérébral, un allèle BrCA1 de prédisposition au cancer du sein, un excès de LDL-cholestérol, une baisse de la créatinine ou une lithiase vésiculaire étaient autant de découvertes pour lesquelles le patient n’avait jamais éprouvé le moindre symptôme ni manifesté la moindre plainte et, ce qui est pire, n’en manifesterait probablement jamais durant toute sa vie.
En moins de deux décennies, on a assisté à une totale inversion de la pratique médicale. Pendant des millénaires, le prérequis de tout acte médical était une souffrance ou une plainte qu’un patient était venu déposer chez un médecin, ce dernier s’efforçant alors de proposer des solutions diagnostiques et thérapeutiques. Brutalement (à l’échelle de l’Histoire), c’est la biomédecine qui a déposé des « maladies » chez les citoyens avant toute plainte ou tout symptôme vécu.
Pour les médecins et leurs ministères, cela est acceptable parce que la notion de facteur de risque a progressivement remplacé la notion de maladie. Mais négliger la multiplicité des facteurs de risque et leur aléa pronostique constitue une grossière erreur épistémologique. D’autant plus que – répétons-le – les maladies qui nous intéressent aujourd’hui ne sont jamais monofactorielles et ne ressemblent en rien à celles qui ont fait la gloire de la médecine et le succès de la méthode anatomoclinique.
Mais le plus étonnant est la soumission des patients à ces nouveaux « diagnostics » qu’ils portent avec la même souffrance que celle d’une maladie vécue. Une hypertension bénigne préoccupe incessamment, un gène BrCA1 muté inquiète plus qu’un cancer du sein déclaré, un anévrisme est vécu plus douloureusement qu’une migraine. On ne semble avoir vraiment pris la mesure de cette nouvelle dissociation entre diagnostic et soin apparue après les années 1980.
Après les anni mirabiles, c’est dans la cancérologie infantile que les plus grands progrès ont été accomplis. D’autres classes thérapeutiques sont apparues, telles que les thérapies géniques et les anticorps monoclonaux dont le support théorique est parfait. Hélas, les résultats en termes de santé publique et de gains individuels de quantité-qualité de vie sont plus que médiocres, même si la thérapie génique a connu quelques succès chez des enfants bulles et des myopathes. Dire cela peut paraître cruel, bien au contraire, c’est à ces enfants-là que la médecine doit se consacrer tout entière. Ils ont de vraies maladies monofactorielles (les cancers infantiles sont monoclonaux et les myopathies sont monogéniques).
Ne perdons pas notre temps à élaborer des diagnostics illusoires ou virtuels sans retombées sanitaires. Luttons contre la mainmise des industries sanitaires sur les nouvelles formes d’évaluation de l’état de santé des individus. Ces non-maladies prennent une place de plus en plus importante dans l’agenda des médecins et dans le budget de la solidarité, aux dépens de la prise en charge des vraies maladies ; elles ont déjà commencé à dégrader le niveau général de santé physique et mentale.
Le but de cet essai est d’aider les lecteurs à se reconnaître, eux ou leurs proches, parmi les nombreux exemples de maladies génétiques, tumorales, métaboliques dégénératives ou mentales que décrit cet essai.
Si le diagnostic a pris une place démesurée qui dépasse toutes les possibilités de soins, c’est que la médecine a toujours revendiqué l’exclusivité du diagnostic, sans revendiquer celle du soin. Elle conserve même, par héritage historique, un certain mépris pour le soin. Soyons certains que médecins et chercheurs n’abandonneront jamais le diagnostic. À défaut de pouvoir tout guérir, à défaut de pouvoir empêcher, in fine, la mort, ils peuvent tout diagnostiquer, jusqu’au dernier souffle de leurs patients. Plus personne ne meurt sans diagnostic. Aujourd’hui, la science diagnostique participe à sa manière à l’accompagnement des fins de vie et contribue à adoucir la mort, certes moins que la morphine, mais avec plus de panache et d’espoir.
Le diagnostic permet aussi de transmettre l’enthousiasme. Même si le pronostic est inchangé, le résultat est parfois magique, le chemin vers la mort n’est plus linéaire, il est entrecoupé d’espérances qui ont elles-mêmes des vertus thérapeutiques. L’agonie reste inévitable, mais la précision du diagnostic en dissimule la fatalité ; la lutte pour la survie est vaine, mais la permanence technique en maquille la vacuité.
Malgré la dissociation croissante entre diagnostic et soins, saluons cette obsession diagnostique, mais sachons aussi nous en défendre bien en amont de notre agonie, c’est-à-dire tout au long de notre vie. Cet essai fournit, parfois avec humour, quelques moyens de défense accessibles à tous.
Les Non-maladies
Depuis 2006, ce médecin épidémiologiste et vulgarisateur scientifique partage ses « humeurs médicales » (1).
Son nouvel ouvrage, Les Non-maladies. La médecine au défi (2), est une mise en garde contre les dérives de cette profession, parfois plus attentive à la performance technologique qu’aux patients.
(1) lucperino.com
(2) Éd. du Seuil, 352 p., 23 €.
JF : À l’heure où les généralistes manquent, les cabinets médicaux sont envahis par ce que vous appelez les «non-maladies ». De quoi s’agit-il ?
Luc Perino : Intuitivement, on pense que ce sont des maladies sur lesquelles les médecins ne parviennent pas à poser de nom. En réalité, c’est le contraire : une non-maladie est une maladie diagnostiquée mais sans symptômes. L’exemple le plus parlant est celui des anévrismes artériels intracérébraux, que l’on s’est mis à détecter massivement avec le développement des scanners. En théorie, informer le patient de cette anomalie est louable, puisque l’anévrisme menace de se rompre et d’entraîner la mort ou de graves séquelles. Mais fautil s’alarmer à la moindre anomalie, sachant que le seul recours est une opération dont le patient n’a qu’une chance sur deux de sortir vivant ? À quelles angoisses le condamne-t-on, alors même qu’il n’y a qu’un risque infime pour qu’une rupture d’anévrisme se produise ? Les progrès technologiques s’accompagnent-ils forcément de dérives ? L. P.: Ils ne sont pas problématiques en soi, au contraire, mais en médecine comme ailleurs, ils peuvent créer de nouveaux risques. Dans le cas de la sérologie par exemple, les progrès en deux décennies ont été fulgurants, si bien que nous n’avons pas eu le temps de les intégrer intellectuellement. Résultat, on dépiste tous azimuts : le sucre, le cholestérol, sans parler du Covid. En plus de représenter un coût important, cela ne rend pas toujours service au patient.
JF : La médecine moderne a-t-elle perdu de vue l’intérêt du patient ?
L. P. : Elle a en tout cas tendance à négliger sa subjectivité. Les examens sanguins et les IRM ne montrent rien ? Alors le patient n’est pas malade, même s’il se plaint! Ce qui est plus surprenant, c’est que les citoyens euxmêmes ont intégré cette toutepuissance de la biomédecine, quitte à nier leurs souffrances. Pourtant, la santé est quelque chose d’éminemment subjectif: être en bonne santé, c’est d’abord se sentir comme tel. Et inversement.
JF : Vous allez jusqu’à dire qu’aller chez le médecin peut être dangereux. N’exagérezvous pas un peu ?
L. P. : La meilleure thérapeutique est parfois l’abstention. Ce n’est pas moi qui le dis, c’est Hippocrate. Évidemment, il ne s’agit pas de dire qu’un cancer se guérit naturellement. Mais dans certains cas, comme l’hypertension, le plus sage est souvent de ne rien faire. Lorsqu’elle est légère ou modérée, les risques d’aggravation de l’hypertension sont très faibles. Le bénéfice du traitement pour le patient est donc inférieur aux effets secondaires qui vont affecter son quotidien. Malgré la très faible probabilité d’un accident vasculaire, beaucoup de médecins vont opter pour un traitement.
JF : Comment l’expliquer ?
L. P. : Cela tient parfois à l’insistance des patients eux-mêmes. L’exemple le plus caricatural est celui du dosage du PSA (une protéine fabriquée par la prostate, NDLR) pour dépister le cancer de la prostate. La Haute Autorité de Santé a beau le déconseiller formellement, certains médecins cèdent à la demande pressante des patients, un peu comme ils se sentent parfois obligés de prescrire des antibiotiques. Une autre raison est leur manque d’intérêt pour la pharmacovigilance. L’idée que les autorités aient pu autoriser des traitements qui ne sont pas sûrs voire susceptibles de faire du mal leur semble inconcevable. Les grands scandales comme celui du Mediator ont pourtant montré qu’il faut rester vigilant et que la toutepuissance du marché n’épargne pas la santé.
JF : Qu’est-ce qu’un bon médecin selon vous ?
L. P.: C’est un médecin qui évalue ce qui est bon pour son patient, pas seulement à l’aune de résultats d’examens ou d’une hypothétique maladie, mais pour sa qualité de vie. C’est être raisonnable, et la médecine ne l’est plus beaucoup. D’un côté, on pratique le dépistage anténatal pour éviter les malformations ; de l’autre, on réanime les prématurés jusqu’à des limites où le risque de handicap futur est extrême… Le rôle du médecin de demain, ce sera sans doute cela : protéger les citoyens contre les excès de la médecine.
Recueilli par Jeanne Ferney
Sa boussole : La Bibliothèque Cochrane
«Le manque de publications médicales non soumises à l’influence des labos est problématique», lance Luc Perino, regrettant que la recherche cède parfois aux sirènes des lobbys pharmaceutiques. Pour lui, rares sont les revues dignes de confiance: côté français, le mensuel Prescrire; côté britannique, le British Medical Journal et «un peu» The Lancet, dont la réputation a toutefois été écornée en 2020 par la publication d’une étude controversée sur l’hydroxychloroquine dans le traitement du Covid, finalement retirée. Aussi le médecin s’en remet-il plus volontiers à la Bibliothèque Cochrane, dont les revues sont élaborées par le réseau international du même nom, indépendant et à but non lucratif. Un modèle «vierge de conflits d’intérêts» qui gagnerait selon lui à se développer.
La médecine, puisqu'elle est désormais scientifiquement et techniquement armée, doit accepter de se voir radicalement désacralisée.
― Georges Canguilhem
Une erreur peut être vraie ou fausse, selon que celui qui l’a commise, s’est trompé ou non.
― Alphonse Allais
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