Médecin généraliste et historien de la médecine, Luc Perino interroge notre rapport à la santé et au médicament. L’occasion d’explorer avec lui l’intérêt de la pharmacologie sociale, discipline à la croisée de la sociologie et de la médecine.
« Nous sommes entrés dans l’ère de la médicamentation »
Médecin généraliste et historien de la médecine, Luc Perino interroge notre rapport à la santé et au médicament. L’occasion d’explorer avec lui l’intérêt de la pharmacologie sociale, discipline à la croisée de la sociologie et de la médecine.
Pharma : La pharmacologie sociale est une discipline qui étudie les rapports entre médicament et société. Désormais, de nombreux facteurs sociétaux interviennent pour consommer, prescrire ou délivrer des médicaments. Comment est née cette discipline ?
Luc Perino : La pharmacologie sociale est une science récente, née il y a une vingtaine d’années. Depuis des millénaires, nous consommons des molécules différentes, de façon chronique ou ponctuelle. Mais depuis une quarantaine d’années, la liste s’est allongée, et nous prenons parfois 10, voire 15, molécules tous les jours. Une pratique nouvelle, dont on ne connaît pas les effets à long terme. C’est de ce constat que nait la pharmacologie sociale. Avant, en études de pharmacie ou de médecine, nous apprenions la cinétique ou la dynamique du médicament. Désormais ça ne suffit plus, car la prise de médicament n’est plus simplement liée à la cinétique de la molécule, ou même à son action. Elle est liée à la société.
Le médicament est-il en train d’échapper au contrôle des professionnels de santé ?
- P. : Aujourd’hui, le médicament ne sert plus simplement à soigner des gens malades. Il est pris par des personnes en bonne santé, en prévention. Le prescripteur n’a donc plus vraiment de poids sur la médicamentation des gens bien portants. Nous sommes entrés dans l’ère de la médicamentation des gens en bonne santé. Une consommation qui échappe en partie au pharmacien et au médecin, et c’est très nouveau.
Comment expliquez-vous cette médicamentation de la société ?
- P. : Je pense qu’elle est liée à une très grande médiatisation des sujets de santé. Alors qu’avant la presse annonçait la sortie de nouveaux traitements, désormais les articles parlent des recherches en cours, de toutes les molécules qui vont être testées, avant même de connaître les résultats. Cela crée un décalage entre la réalité et ce que perçoit le grand public de la médecine.
Pour vous, le médicament est-il devenu un bien de consommation comme un autre ?
- P. : Oui et c’est tout notre rapport au médicament qui est différent. Aujourd’hui, quand un patient meurt d’un cancer, ses proches se disent que s’il avait été traité plus tôt, il aurait peut-être survécu. Ce qui sous-entend l’idée, dans le grand public, que l’on meure parce que l’on n’a pas pris de médicament.
C’est donc le sens même d’être « en bonne santé » qui semble avoir été modifié ?
- P. : L’idée de la santé que l’on se fait désormais rejoint l’idée de l’immortalité. Alors qu’avant, être en bonne santé consistait à vivre le mieux possible jusqu’à la venue du’ne maladie mortelle. Il y a donc eu un changement de paradigme sur notre perception de la santé. Pourtant, nous sommes dans une société qui se porte bien... Une étude a d’ailleurs montré que le fait de se sentir en bonne santé est d’autant plus faible que le pays est dans une bonne situation sanitaire. Finalement, meilleure est notre santé, plus mauvaise est la perception que l’on en a ; probablement parce que l’idée de notre mort reste omniprésente.
Quelle sera la place des professionnels de santé ?
- P. : En tant que professionnels de santé, nous avons tendance à vouloir aussi traiter les facteurs de risques. Est-ce que c’est notre rôle ? La question reste ouverte. Notre rôle est de faire au mieux pour qu’une personne malade gagne des années-qualité de vie. Là on remplit vraiment notre contrat. Nous devrons aussi surveiller les excès de la consommation médicamenteuse chez les bien-portants. Mais l’étude de la pharmacologie sociale a plus ou moins commencé dans les facultés de médecine et pharmacie, avec l’enseignement de la lecture critique des essais cliniques.
Avez-vous un exemple concret de pharmacologie sociale ?
- P. : Le choix ou non de l’obligation vaccinale en est un bon exemple. Je suis persuadé que tous les vaccins sont excellents et possèdent un bénéfice/risque parfait. Cependant l’extension des obligations proposée par notre nouvelle ministre, risque de renforcer les sectes anti-vaccinales et nous risquons de voir apparaître de faux certificats de vaccination. Comment faire si un patient montre tous les symptômes du tétanos, mais que son carnet dit qu’il est vacciné ? Nous allons devoir devenir des Sherlock Holmes ! Je pense vraiment que la seule solution pour que les patients se vaccinent c’est la liberté, et non l’obligation. Il faut les convaincre avec d’autres arguments : scientifiques, civiques... Regardez le vaccin ROR, il n’est pas obligatoire et pourtant il a un taux de couverture vaccinal aussi fort que celui des vaccins obligatoires. Nous ne pourrons vacciner les patients, que si nous les avons convaincus. On ne peut pas forcer le civisme. Et ça, c’est de la vraie pharmacologie sociale.