Partisan d’une approche globale du patient, blogueur influent et lecteur fidèle de « Prescrire », Luc Perino publie un nouvel essai. Au risque de heurter quelques idées reçues
À quoi sert vraiment un médecin ?
Un médecin parle aux médecins
Partisan d’une approche globale du patient, blogueur influent et lecteur fidèle de « Prescrire », Luc Perino publie un nouvel essai. Au risque de heurter quelques idées reçues
Le Nouvel Observateur.- En préambule, vous dîtes « aimer trop la médecine pour la laisser sombrer sans réaction dans les dérives de notre époque »…
Luc Perino.- La médecine qui ne peut s’extraire de son époque subit la logique consumériste, la vision à court terme et la domination du marché. On observe aussi une étonnante naïveté des bien-portants face au marketing et à l’impressionnante mainmise des industriels de la santé sur les médias et la formation médicale.
Une partie de votre livre traite de la notion parfois sous-estimée de « terrain ».
Antoine Béchamp, Claude Bernard et Robert Koch ont insisté sur cette notion. Pasteur y a adhéré sur le tard, car il a dû reconnaître que la présence d’un microbe ne suffisait pas pour développer une maladie infectieuse, il faut aussi que le terrain y soit propice. Et lorsque la maladie apparaît, elle varie en intensité et en durée en fonction de ce même terrain.
Comment se construire un bon terrain ?
La propriété essentielle du monde vivant est la « variabilité » individuelle telle que l’a décrite Darwin sans même connaître l’existence des gènes. Un individu biologique est une somme de processus génétiques, épigénétiques, protéomiques, métaboliques et synaptiques en interactions incessantes. Pour l’homme, le système nerveux central est si important qu’il faut ajouter à cette liste l’histoire individuelle, le psychisme et les facteurs culturels. Leur rôle dans la pathologie commence tout juste à être exploré. Les médecins constatent au quotidien qu’une dépression psychique s’accompagne très souvent d’une dépression immunitaire.
Dans le même esprit, on peut être « porteur sain », dites-vous.
Pour plusieurs maladies infectieuses (hépatites, herpès, brucellose, etc.) les notions de « maladie silencieuse » ou de « portage sain » sont admises par tous les médecins et une partie du grand public. Mais, cette notion est quasi « inacceptable » pour les cellules cancéreuses ou les petites anomalies métaboliques. Presque tous les patients sont convaincus que chaque cellule cancéreuse ou chaque gramme excédentaire de cholestérol les tuera prématurément. Même si de plus en plus de médecins sont aujourd’hui convaincus de la possibilité de portage sain de cellules cancéreuses, ils n’exprimeront jamais cet avis. Avec le formatage actuel de la pensée sanitaire, ils n’osent plus affronter leurs propres convictions.
En cas de cellules cancéreuses, que faire d’autre que traiter ?
Une fois le cancer a été dépisté, nous n’avons d’autre choix en effet que d’agir comme s’il devait toujours être mortel, même s’il existe une probabilité -parfois forte- que ce cancer n’évolue pas. Et c’est bien pour cela que la question du dépistage systématique de toute une population nécessite une rigueur et une honnêteté absolues ! Or aujourd’hui, les preuves s’accumulent pour en montrer les limites, voire l’inefficacité ou les risques. Mais l’information est biaisée. Si, en 2012, vous expliquez à une femme sans signe clinique qu’avec les données actuelles de la science, il y a une chance sur mille pour que le dépistage du cancer du sein lui soit utile, et 999 chances sur mille pour que cela ne lui serve à rien, elle disposera alors d’une information juste et éclairée pour décider de se soumettre ou non à ce dépistage. Si vous ne le faites pas, c’est une malhonnêteté scientifique. C’est un problème sociétal majeur, car nous mettons en œuvre des politiques sanitaires anxiogènes et génératrices d’infirmité -amputations de seins, complications de radiothérapies, impuissance et incontinence après prostatectomie, détresse psychologiques après le mot diagnostique de cancer – sur des bases scientifiques très ténues.
Il y a d’ailleurs une alerte sur les abus d’ablations de la prostate.
L’antigène prostatique (PSA) est toujours considéré comme un marqueur du cancer de la prostate. Pourtant, les preuves de son inutilité, y compris par son inventeur lui-même, le pr Richard Ablin, sont désormais irréfutables. La Haute Autorité de Santé en France et la Preventive Task Force aux USA ont refusé la mise en place d’un dépistage « organisé ». Pourtant, le dépistage « sauvage » continue malgré tout, y compris après 75 ans, alors que la preuve est faite qu’après cet âge le risque du dépistage devient supérieur au bénéfice (1) De nombreux urologues proposent très une « surveillance attentive » sans aucun traitement pour les cancers après 70 ans. Les infirmités générées par l’intervention telles que l’impuissance et l’incontinence urinaire sont supérieures à tous les bénéfices et l’espérance de vie n’est pas modifiée par l’intervention. La saga polémique du cancer de la prostate aura peut-être un avantage : faire entrer dans les esprits la notion de « portage sain » de cellules cancéreuses et de « cancer silencieux ».
Propos recueillis par Anne Crignon
(1) Plus de 100 publications en ce sens. Références des études sur le blog de Luc Perino, « Humeurs médicales. »
Biographie : Luc Perino est médecin généraliste et essayiste, auteur entre autres de « Darwin viendra-t-il ? » et « Une brève histoire du médicament ». Passionné d’anthropologie, il enseigne à la faculté de médecine de Lyon.