L’auteur nous invite à penser la place, le rôle et les pouvoirs de la médecine dans notre société d’aujourd’hui.
LES NOUVEAUX PARADOXES DE LA MEDECINE, éd. Le Pommier, septembre 2012
Ce dernier ouvrage de Luc Perino sous-titré : « La santé entre science, raison, profit et précaution » indique comment, à travers cinq paradoxes, la médecine peut se tromper d’objectifs. Avec bon sens et humour et des analyses fines quelque peu iconoclastes, cet ouvrage présente avec de nombreux exemples précis que je n’ai pu développer faute de place, une lecture des relations tissées entre soignants, soignés, industrie pharmaceutique, recherche, enseignement, et prises dans des conflits d’intérêts et objectifs contradictoires. L’auteur nous invite à penser la place, le rôle et les pouvoirs de la médecine dans notre société d’aujourd’hui.
La révolution pastorienne a permis de comprendre que les maladies étaient dues à des éléments extérieurs au corps humain. Grâce à la « trilogie magique » que représentent les vaccins, l’hygiène et les antibiotiques, un gain de trente ans de vie supplémentaire a été acquis en l’espace d’un siècle. Mais par un juste retour du système évolutionniste de la nature, les antibiotiques ont favorisé le rôle adaptatif des germes, en occultant « la compréhension de la dimension écologique de notre organisme » car « les microbes, virus et parasites n’ont pas été vus comme des alliés potentiels, (…) mais comme des ennemis à éradiquer ».
La révolution technologique, dans la seconde moitié du XXe siècle, accédant à l’intérieur du corps, a identifié de nouvelles cibles : maladies cardio-vasculaires, dégénératives et cancers, devenant alors des ennemis intérieurs. Or se basant sur les progrès de la révolution pastorienne, la structure mentale des médecins est restée focalisée sur la notion d’ennemi. Cela équivaut à « oublier la loi du règne du vivant qui condamne chaque individu à la sénescence et à la mort après qu’il a contribué à la perpétuation de son espèce ». Les progrès dus aux greffes et à la chirurgie avec la vision d’un corps robot pouvant être réparé sont venus « conforter le choix mécaniste et guerrier » de la médecine.
Les maladies cardio-vasculaires, avec comme ennemis internes le cholestérol, l’excès de sucre, l’hypertension, offrent à l’industrie pharmaceutique de fournir des « anti » avec un discours promotionnel, alors que leurs causes relèvent davantage du mode de vie (sédentarité, obésité, tabac). Admettre ces causes mettrait en péril le PIB et le marché médical qui contribue à la recherche biomédicale.
Pour les cancers, on connaît des ennemis extérieurs tels le tabac, l’amiante, les virus, la radioactivité. Pourtant la médecine actuelle s’oriente vers « l’ennemi interne idéal : la cellule cancéreuse initiale et la prédisposition familiale ». Le dépistage systématique suscite de nombreuses controverses car les progrès d’investigation permettent de « trouver » des cancers à des stades très précoces qui n’évoluent pas forcément vers des formes mortelles, et selon le principe de précaution, ce sont ces dernières qui ont prévalu. Si les traitements sur ces cancers infracliniques avaient été efficaces, une baisse de leur mortalité aurait été constatée. Or il n’en est rien.
L’ennemi interne a détrôné l’ennemi externe. Cela a un impact élevé sur la recherche et l’enseignement, et désorganise les relations entre santé publique, sciences biomédicales et soin individuel.
A ne voir que les constituants de notre organisme comme ennemis, la médecine post-pastorienne ne devient qu’une lutte contre soi. C’est le premier paradoxe.
Puis, l’auteur présente la méthode statistique « basée sur les preuves » dite EBM où le meilleur choix pour une population est aussi le meilleur pour l’individu. La critique la plus forte à son encontre est de nier l’individu. Mais comment la lui reprocher puisque la méthodologie statistique est basée sur le plus grand nombre ?
Pourtant, le pronostic intuitif s’avère meilleur que celui du score statistique. L’EBM doit-elle être remise en cause ? Non, car le score statistique étant scientifique peut s’améliorer. Quant à l’intuition clinique, elle ne peut s’enseigner ni être scientifique.
L’auteur demande à l’EBM une plus grande rigueur scientifique pour montrer sa supériorité là où l’intuition clinique serait inaccessible. Exigence de rigueur aussi face aux « biais », c’est-à-dire à toute erreur méthodologique conduisant à de fausses conclusions. Après en avoir listé près d’une vingtaine, Perino conclut que « si le but de l’EBM était de suppléer à l’autorité des médecins, elle a échoué (…) et même leur a fait perdre leur vigilance ». A cela s’ajoute le « cynisme des marchands et la manipulation de leurs statistiques ». Un biais lui paraît aussi préoccupant : le médecin, à la lecture d’un essai clinique, s’interroge-t-il de savoir si celui-ci correspond à la conception intime de sa pratique ?
« Hier le savoir-faire du clinicien a été dépassé par l’EBM, aujourd’hui ces nouvelles preuves apparaissent souvent moins pertinentes que le bon sens et l’expertise du clinicien ». C’est le deuxième paradoxe.
Une étude comparant l’objectivité sanitaire, c’est-à-dire l’indicateur de la longévité moyenne d’une population, avec la subjectivité sanitaire, c’est-à-dire l’indicateur des niveaux de santé évalués par une population selon des échelles appropriées, révèle que lorsque l’état sanitaire objectif s’améliore, la perception de la notion de santé se dégrade. Cet écart entre réalité et perception ne gène pas le corps médical mais profite au marché car la dégradation de la subjectivité sanitaire entraîne une demande à laquelle il répond ; à moins que ce soit le marché qui, par son offre, contribue à cette dégradation.
La maladie, comme la santé, est un concept flou et changeant puisqu’elle peut être validée en dehors de tout symptôme par des résultats biochimiques. Par la modification des critères de normalité –un « anormal » statistique n’est pas forcément un « anormal » clinique– l’industrie génère des maladies virtuelles et entretient la confusion entre facteurs de risque et maladies enrichissant ainsi la nosographie.
Aussi voit-on une omniprésence de la maladie s’immiscer dans nos vies que l’industrie pharmaceutique pourra seule contrer à travers ses produits. Dans le souci de vérifier sa santé, des examens de plus en plus nombreux et complexes sont réalisés sans symptôme clinique induisant une forte probabilité d’un résultat anormal. Cela entraîne des investigations non dénuées de risques, avec l’angoisse générée par l’attente des résultats ! La disparition de l’examen clinique au profit de résultats chiffrés permet à l’industrie de proposer aux médecins des kits diagnostiques et thérapeutiques encourageant leur passivité. Or la médecine est-elle là pour révéler les menaces sur la santé ou pour la préserver ? En fait, la réussite de la médecine ne se mesure plus qu’aux objets médicaux qu’elle fabrique. C’est le troisième paradoxe.
Après avoir obtenu une quantité de vie supplémentaire, l’objectif de la médecine s’oriente vers la qualité de vie, plus difficilement mesurable en raison de la subjectivité et la variété des critères.
La judiciarisation de la société n’épargne pas l’exercice médical. Si, parfois, elle permet l’amélioration du soin individualisé, elle produit une désertion des pratiques à risque comme celles de l’obstétrique ou de la chirurgie et favorise une médecine de confort qui présente l’avantage de concerner plus d’individus, répondant à des demandes d’ordre plutôt social que strictement médical.
L’industrie pharmaceutique faisant pression sur le corps médical impose des traitements qui, outre leur inefficacité, peuvent s’avérer néfastes et contre-productifs. « Il ne reste plus qu’à attendre ʺles affairesʺ », conclut l’auteur. C’est le quatrième paradoxe.
Les contraintes budgétaires imposent d’évaluer le coût d’une action sanitaire. Un indicateur a été créé, le QALY (Quality Adjusted Life Years), qui correspond à un acquis d’années de vie en bonne santé. Il possède plusieurs méthodes d’évaluation qui, mises ensemble, lui donnent une valeur précise. En France, le coût pour une année de vie acquise est de 40 000 euros. Aborder ainsi le prix de la vie peut paraître cynique mais c’est pourtant un moyen objectif pour diminuer les inégalités sanitaires créées par les décisions de santé publique induites par le marché. Un traitement anticancéreux très coûteux mis sur le marché sera vu comme profitable à la recherche et au PIB. Par contre, une meilleure prise en charge sociale de la maternité n’aura pas cet impact. Aussi, lui opposer la comptabilité du rendement sanitaire peut contrer sa logique du profit.
A travers de nombreux exemples, l’auteur démontre que la rentabilité en QALY est plus le résultat du législateur que celui du médecin. Il parle alors de délocalisation de la médecine.
Le cas du tabac mérite d’être rapporté. Aucun bénéfice de sa consommation n’a pu être démontré. Pire, il est nocif pour les non-fumeurs. Pourtant, en raison du poids de son industrie et de la prudence des pouvoirs publics désireux d’éviter des lois coercitives, il aura fallu un demi-siècle pour légiférer. Chaque loi anti-tabac a été suivie d’effets bénéfiques sur les cancers et les maladies cardio-vasculaires. La libération de la femme favorisant son usage, la courbe de progression des cancers du poumon et du sein a suivi la courbe du tabagisme ! Ainsi, une politique d’incitation à supprimer le tabac serait plus profitable en QALY que le dépistage et le traitement du cancer du sein. Mais aujourd’hui, le poids du marché fait que la médecine produit moins de QALY pour un coût plus élevé. C’est le cinquième paradoxe.
In fine, Perino regrette que la médecine actuelle ne soit pas dans une optique évolutionniste.
Luc Perino, médecin généraliste et essayiste, tient un blog de vulgarisation de la médecine et écrit dans la revue Médecine.