La Sagesse du Médecin
L'ouvrage est mince autant qu'il est profond.
C'est un minuscule bréviaire qui nous dit comment l'on peut, dans notre siècle, non pas «parler de» mais bien écrire «sur» la médecine
Le médecin en sa sagesse.
L'ouvrage est mince autant qu'il est profond. C'est un minuscule bréviaire qui nous dit comment l'on peut, dans notre siècle, non pas «parler de» mais bien écrire «sur» la médecine à partir de souvenirs professionnels. Les temps, on ne le sait que trop, ont radicalement changé. Qui oserait aujourd'hui écrire sur le monde des «Hommes en blanc» qui firent fantasmer une ou deux générations sur le thème de l'initiation à la médecine et au pouvoir qui accompagnait son exercice ? Personne bien sûr. C'est pourtant bien d'un parcours initiatique dont nous parle le Dr Luc Perino, ancien médecin généraliste et tropicaliste, qui a exercé en Afrique, en France et en Chine avant de codiriger, à Lyon, un centre de formation médicale continue ; un parcours initiatique proposé dans la collection «Sagesse d'un métier» qui, avant de s'intéresser à la médecine, s'est passionnée pour la Sagesse du Jardinier (Gilles Clément), du Bibliothécaire (Michel Melot) et du Potier (Jean Girel) avant de publier celle de l'Aviateur (François Adibi), de l'Avocat (Philippe Lemaire), du Rugbyman (Daniel Herrero) et du Physicien (Yves Quéré) ; et peut-être un jour prochain celle du journaliste.
On connaît les étroites limites du livre des souvenirs médicaux souvent faits d'histoires de chasse et d'absence de toute forme de mise en perspectives de sa trajectoire personnelle. Les écueils sont ici largement évités grâce au style, à la portée du propos, à la richesse de la réflexion. Sept chapitres pour un parcours initiatique qui débute avec «Le regard des mères» et s'achève avec «Le dernier médecin». Le regard des mères, c'est au départ celui qu'il ne faut surtout pas croiser parce qu'il «perturbe notre rationalité». L’auteur évoque son immersion dans la médecine, il y a trente ans, au Gabon, en pleine épidémie de salmonellose due à un germe résistant à presque tous les antibiotiques à l’exception de la gentamycine. Les stocks étaient limités et le médicament relativement cher.
Ecoutons l’auteur. «Pour nous, soignants noirs ou blancs, l’équation médicale était simple : presque cent pour cent des enfants qui recevaient la gentamycine survivaient contre trente à quarante pour cent des autres. Il fallait faire des choix. Les infirmières, parfois, décidaient à ma place. Je n’ai jamais vraiment cherché à connaître leurs motifs. Pour ma part, j’essayais d’introduire une espèce de logique dans mes décisions. J’aurais pu décider de donner l’antibiotique aux cinq premiers patients de la journée, ou bien aux entrants des jours pairs, ou encore aux enfants des banlieues nord et sud alternativement ou même tirer au sort. Je n’ai pas fait ces choix car on m’avait appris que le rationnel est plus glorieux ou moins odieux que l’arbitraire.»
Ecoutons-le encore. «Cinq ans plus tard, dans l’avion du retour définitif, l’Afrique m’avait enseigné les liens subtils entre le rationnel et l’arbitraire, mes certitudes étaient moins arrogantes. Dans cet avion, je crois bien m’être demandé s’il n’eût pas été plus judicieux de croiser le regard des mères que de palper le ventre des enfants. Aujourd’hui, dix mille enfants plus tard, je m’en souviens encore, j’examine les enfants pour respecter la partie obligatoire de ma prestation, mais c’est souvent le regard des mères qui détermine ma décision diagnostique et thérapeutique.»
Combien de médecins, généralistes ou pédiatres, se retrouveront dans un tel parcours ? Où situer le trébuchet intime qui, chez chacun d’entre nous, fait la part entre l’indispensable rationnel, pesamment enseigné dans les amphithéâtres de toutes les facultés de médecine du monde, et cet autre espace qui procède sinon de l’irrationnel du moins d’un rationnel qui ne s’enseigne pas, ou seulement au contact silencieux de certains maîtres.
Le dernier chapitre traite de cet emballement de la machine médicale et plus généralement des nouveaux rapports aux corps plus ou moins souffrants que nous voyons émerger – et auxquels les médecins ne sont nullement étrangers – dans les sociétés industrialisées. Il traite aussi de la fuite de l’auteur qui confie avoir baissé les bras. «J’aurais dû choisir de mourir au combat comme tous les généralistes de ma région l’ont fait avant les années 1960 et dont pas un seul n’est arrivé vivant à l’âge de la retraite. J’ai honte devant les rares patients qui auraient continué à me faire une totale confiance. J’ai honte, enfin, devant les derniers vrais généralistes ruraux. Il n’en reste peut-être plus qu’un. Ce n’est pas moi.»
Entre ces deux extrémités, une petite somme à découvrir, à goûter ; une petite somme dont on se demande, à l’instant, quel impact elle pourrait avoir sur tous ceux qui, études secondaires en poche ou presque, ont crânement choisi, en ce printemps finissant de 2004, d’entreprendre des études de médecine.