La médecine évolutionniste ne fait qu'introduire, dans la réflexion médicale, des éléments de la biologie de l'évolution, apportant un supplément d'information à la connaissance biomédicale.
Afin de mieux comprendre et soigner les maladies, des chercheurs étudient leurs origines. Les facultés s'y intéressent
La médecine selon Darwin
Et si nos ancêtres chasseurs-cueilleurs de la Préhistoire avaient quelque chose à nous dire de nos maladies et de leur possible guérison? Et si les momies de l’Egypte ancienne ou les peuples autochtones des régions les plus reculées de l’Amazonie pouvaient nous fournir des recettes pour rester en bonne santé? Ces questions, des chercheurs se les posent depuis une vingtaine d'années, grâce aux progrès de la biologie moléculaire et de la génétique. Partant de l'idée que la maladie, ce n'est pas seulement une anomalie à un instant donné chez un patient particulier, mais un processus évolutif qui s'inscrit dans l'histoire de l'humanité, ils s'interrogent sur la genèse de nos pathologies. L'idée est de mieux comprendre pourquoi, «à l'origine», nous tombons malades, afin de pouvoir améliorer la prévention et développer de nouvelles thérapies.
Cette nouvelle approche médicale est encore relativement méconnue dans la profession. Initiée dans les années 1990 par les Américains Randolph Nesse et George Williams1, mais déjà pressentie une décennie plus tôt par les chercheurs en nutrition paléolithique Stanley Boyd Eaton et Melvin Konner, elle commence à intéresser les facultés de médecine. En Suisse, l'Institut de médecine évolutionniste de l'Université de Zurich fait œuvre de pionnier, proposant des cours aux futurs médecins depuis plusieurs années. Et en France, à l'Université de Lyon, un premier diplôme européen de «Biologie de l’évolution et médecine» a été mis sur pied il y a quatre ans. (lire ci-dessous).
«Nouvelle vision»
«Cette branche fait partie intégrante de la médecine clinique conventionnelle. Ce n'est pas une médecine alternative», souligne le médecin Luc Perino, coresponsable du nouvel enseignement lyonnais et auteur d’un ouvrage2 sur cette «nouvelle vision» de la santé. «De fait, elle ne fait qu'introduire, dans la réflexion médicale, des éléments de la biologie de l'évolution, apportant un supplément d'information à la connaissance biomédicale.»
Thomas Flatt, professeur de biologie évolutionniste à l'Université de Fribourg, confirme: la médecine évolutionniste – appelée aussi médecine darwinienne en référence au grand naturaliste anglais Charles Darwin –, permet de «mieux comprendre d’où viennent les maladies et certains problèmes de santé chez les humains. Cette approche est une nouvelle façon de penser et d’interpréter les maladies.»
Résistance aux antibiotiques
La médecine darwinienne touche tous les domaines médicaux, des troubles digestifs aux douleurs articulaires, de l’obésité aux maladies auto-immunes, des pathologies infectieuses aux cancers. «Prenons l'ulcère de l'estomac, expose le clinicien Luc Perino. L'hyperacidité qui creuse la muqueuse gastrique est causée en particulier par un microbe (helicobacter pylori). Si l’on observe cette bactérie dans l'histoire de l'humanité, on se rend compte que les chasseurs-cueilleurs en étaient déjà porteurs sans qu’elle ne soit pathogène. Grâce à des analyses génétiques, on sait qu'elle a évolué différemment selon les lignées humaines. Elle est devenue plus virulente chez certaines personnes que chez d'autres. Cette information nous a poussé à remettre en question l’utilisation systématique d’antibiotiques chez les patients colonisés.» Un avis qui corrobore aujourd'hui la pratique toujours plus restrictive des gastro-entérologues, alors qu’il faut administrer jusqu'à quatre types d'antibiotiques pour venir à bout de la bactérie helicobacter pylori.
La résistance aux antibiotiques est l'un des thèmes phares étudiés par la médecine évolutionniste. La branche étudie aussi l'évolution d'anciens pathogènes retrouvés dans des corps momifiés, dont certains responsables de pandémies passées. Elle s'intéresse également à l'évolution du mode de vie et d'alimentation d'anciens peuples autochtones, pour mieux comprendre pourquoi les maladies chroniques ou auto-immunes sont en augmentation. Dans l'Amazonie bolivienne, par exemple, les Chimani présentaient autrefois des niveaux extrêmement bas d'hypertension, de diabète de type 2 ou de maladies coronariennes3.
Repenser le cancer
«L’approche évolutionniste ouvre clairement de nouvelles pistes», commente le biologiste Thomas Flatt. Lui-même étudie l’évolution des mécanismes du vieillissement. En laboratoire, il observe que des mutations génétiques, qui s’avèrent avantageuses pour les organismes jeunes, peuvent provoquer des maladies à la vieillesse. Ce phénomène, vu à l’échelle de l’évolution de l’homme, pourrait expliquer certains cancers ou démences séniles.
L'oncologie forme d’ailleurs l’un des grands chapitres de la médecine darwinienne. L’approche concerne non seulement les thérapies, adaptées pour réduire les phénomènes de résistance des cellules tumorales, mais aussi les politiques sanitaires étatiques. Certains dépistages organisés sont par exemple jugés inutiles par les médecins évolutionnistes. Comme celui du cancer de la prostate: «D'expérience, on sait que ce cancer est souvent si lent que le patient meurt d'autre chose avant», explique le docteur Perino. Forts de ce constat, plusieurs Etats occidentaux ont abandonné son dépistage systématique. «Il existe bien sûr des cancers de la prostate foudroyants, mais ils sont rares, souligne le médecin. En cas de d’expression clinique, il faut opérer!»
L'exemple des nausées de la grossesse
La biologie de l'évolution permet de poser un nouveau regard sur certains problèmes de santé. Exemple.
A quoi bon introduire la théorie de l'évolution en médecine clinique? Pour répondre à cette question, le chercheur Luc Perino, de la faculté de médecine de Lyon, évoque volontiers le cas des nausées du premier trimestre de la grossesse. Face à pareil phénomène, très fréquent chez les femmes enceintes, la logique médicale est souvent de prescrire des médicaments agissant contre les vomissements. On connaît cependant la dramatique histoire du thalidomide, cet antiémétique qui a entraîné des milliers de malformations.
Qu'est-ce qui change avec l'approche évolutionniste?
Luc Perino: Elle nous amène à nous demander pourquoi les vomissements restent aussi fréquents dans notre espèce, alors qu'en principe, tout ce qui n'est pas bien pour notre confort est éliminé au cours de l'évolution. Grâce à la biologie de l'évolution, on se rend compte que la plupart des mammifères, et en particulier les primates, présentent des vomissements en début de grossesse. Ce n'est donc pas un phénomène psychologique, ni dû à la civilisation moderne, ni à notre nourriture industrielle. C'est quelque chose qui existe depuis très longtemps chez les mammifères.
Mais alors, d'où vient le problème?
On a la réponse depuis quelques années seulement. Le fœtus est tellement fragile en début de grossesse qu'il faut le protéger de tous facteurs extérieurs – pathogènes, nutriments, aliments, poisons – que la mère pourrait ingérer. C'est l'évolution, basée sur le potentiel reproductif et la perpétuation de l'espèce, qui a mis en place ce processus, afin de protéger la femme enceinte de toutes ingestions toxiques. Dès qu'elle a un nutriment nouveau sur la bouche, il y a une alerte: «Attention, danger!» Bien sûr, vomir n'a plus aucun intérêt aujourd'hui, puisque nous connaissons parfaitement les aliments que nous mangeons. Cette réaction est un reliquat de l'évolution. La femme enceinte souffre du fait qu'elle est issue de millions d'années d'évolution et qu'elle n'a pas encore pu s'adapter à une nourriture désormais sûre dans nos contrées.
Bon à savoir. Mais qu'est-ce que ça change?
On sait désormais qu'il ne faut pas supprimer ces nausées, puisqu'elles peuvent avoir encore un petit intérêt préventif. L'expérience récente prouve aussi que quand ce phénomène est bien expliqué aux femmes enceintes, c'est une forme de psychothérapie. Elles se rendent compte que leur organisme protège bien leur fœtus et que leurs vomissements sont normaux. Cela a un effet bénéfique sur leur état de santé. Cette perception est d'autant plus appréciable qu'il faut éviter le plus possible la prescription de médicaments, potentiellement toxiques pour le fœtus. Tout traitement des vomissements peut être pire que le mal lui-même. L'idéal serait de ne prendre aucun médicament durant les trois premiers mois. Evidemment, cela ne fera pas le beurre de l’industrie pharmaceutique!
Percée dans les facultés
En Suisse, l'offre de formation la plus développée en médecine darwinienne se trouve à l'Université de Zurich, où un Institut de médecine évolutionniste existe depuis 2010. Dirigé par le professeur Frank Rühli, qui s'est fait connaître par ses recherches sur les pathologies des momies égyptiennes (Swiss Mummy Project), ce centre propose des cours à option d'un semestre pour les étudiants en médecine au niveau bachelor ou master. «La formation, donnée deux fois par an, affiche toujours complet, avec 20 étudiants par volée», se réjouit Nicole Bender, cheffe du groupe de médecine clinique évolutionniste et médecin spécialisée en nutrition et surpoids. Les cours, donnés par plusieurs chercheurs, touchent aux divers domaines de recherche de l'institut. Plusieurs étudiants en médecine font aussi leur travail de master ou de doctorat dans cette nouvelle discipline. Très en pointe dans ce nouveau domaine scientifique, l'institut zurichois a accueilli en août dernier le congrès annuel de la Société internationale pour l'évolution, la médecine et la santé publique.
Dans les autres facultés de médecine de Suisse, la branche est très peu enseignée. L’EPFZ propose un cours de médecine évolutive pour les maladies infectieuses. Des cours uniques sont donnés à l'Université de Berne par l'institut zurichois. A Genève, la médecine évolutionniste a fait l’objet d’une conférence en mars. A Lausanne, l'Ecole de biologie a proposé ces dernières années un cours à option intitulé «Evolution en matière de santé et de maladie», mais quasiment pas fréquenté par les étudiants en médecine. A Fribourg, seuls des cours de biologie de l'évolution sont au programme pour l'instant. «Un grand nombre de nos biologistes travaillent sur les pathogènes. Il y aurait un beau potentiel pour donner des cours aux médecins. Ce serait une niche intéressante», estime le professeur de biologie de l'évolution Thomas Flatt. De fait, certaines notions évolutionnistes sont déjà intégrées dans le cursus médical.
En France, la faculté de médecine de l’Université Claude Bernard, à Lyon, propose depuis quatre ans un diplôme universitaire «Biologie de l'évolution et médecine», qui fait la jonction entre les deux disciplines. Premier de ce type en Europe, ce diplôme est intégré dans le cursus des études médicales. Les cours sont donnés à la fois par des biologistes de l'évolution et des médecins cliniciens.
1 Randolph Nesse et George Williams, Why we get sick, Ed. Times Books, 1995. En français: Pourquoi tombons-nous malades, Ed. De Boeck, 2013.
2 Luc Perino, Pour une médecine évolutionniste – Une nouvelle vision de la santé, Ed. du Seuil, 2017.
3 Voir aussi le site de l'Institut de médecine évolutionniste, à Zurich: www.iem.uzh.c