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Crise du classement des maladies psychiatriques.

dernière mise à jour le 13/02/2021

L'accent mis par Darwin sur la sélection naturelle a transformé la façon dont les sciences biologiques et médicales se sont conceptualisées et développées. Cependant, la pertinence de ses idées pour la compréhension des troubles psychiatriques est encore sous-estimée. La compréhension moderne de la maladie nécessite d’apprécier les influences respectives de l'environnement, des impératifs de l’histoire de vie, de l'écologie comportementale humaine et des caractéristiques des processus adaptatifs à tous les niveaux de l'individu. Cela a permis une meilleure compréhension des troubles métaboliques, des cancers, des maladies auto-immunes, des anémies héréditaires, et de la vulnérabilité aux infections.

Ici, nous proposons qu’une compréhension moderne et scientifiquement satisfaisante des troubles psychiatriques, nécessite d’adopter la même logique, en tenant compte de l'influence des risques environnementaux et de la sélection naturelle dans le façonnage, non seulement des processus neurophysiologiques, mais aussi des caractéristiques comportementales.

Une approche de la compréhension des troubles psychiatriques dans une perspective évolutionniste s'appuie sur les idées du prix Nobel Nikolaas Tinbergen, suggérant que, pour une compréhension complète de tout caractère phénotypique donné, on a besoin de détecter le développement et la nature de ses « causes immédiates » et, en outre, de son histoire évolutive (ou phylogénétique) et de sa valeur d'adaptation. L'étude des causes immédiates est la norme en psychiatrie et dans les neurosciences cliniques, mais les questions relatives à la phylogénie des traits ont été largement ignorées.

Certes, placer les processus dysfonctionnels cognitifs, émotionnels et comportementaux dans le contexte d'une éventuelle adaptation n'est pas simple à première vue. La clinique impose de nous focaliser sur ce «désordre». Toutefois, un «désordre» - par définition - est contre-intuitif dans le cadre d’une adaptation. Par adaptation, on entend un trait structurel ou comportemental à médiation génétique, dont la présence a favorisé la survie et le succès reproductif dans l'environnement où ce trait a évolué. La psychiatrie s’intéresse à ces «traits» (processus cognitifs, émotions et comportements), leurs troubles peuvent être compris, d’une façon cliniquement pertinente, comme l’expression déformée de mécanismes adaptatifs dans des environnements antérieurs interférant avec les nouvelles contingences environnementales actuelles.

Le concept évolutionniste de variation est important pour la compréhension d'un phénotype particulier. Sans variation, aucune évolution par sélection naturelle ne pourrait avoir lieu. Les courants psychiatriques ont largement ignoré le fait que la variation est la règle et non l'exception, et cela crée des tensions conceptuelles. La psychiatrie conceptualise le «désordre» comme un écart à une norme définie statistiquement, et le gère comme une catégorie. En d'autres termes, en psychiatrie, la «normalité» comme le «désordre» sont connotés d’une faible variation.

La variation phénotypique est le résultat d'une interaction complexe entre génotype et environnement, y compris les mécanismes épigénétiques qui sont résolument façonnés par les expériences d’une vie individuelle. Ces questions fournissent au clinicien un moyen rationnel pour expliquer pourquoi, comment et quand le comportement adaptatif est compromis et contraint ; c'est lorsque les conditions et les circonstances sociales, culturelles ou écologiques posent des obstacles ou des risques qui gênent les solutions aux problèmes sociobiologiques, et peuvent nécessiter, pour y faire face, de modifier une stratégie, de sélectionner une stratégie alternative, et/ou de fixer des objectifs biologiques plus réalistes. Nous pensons que cette vision intégrative de la psychopathologie peut avoir des effets profonds sur la façon de conceptualiser les troubles en psychiatrie. Illustrons ceci brièvement par trois exemples.

 

Génétique

Pour expliquer la nature et les causes des troubles psychiatriques, l’idée générale est que certaines variations génétiques rendent vulnérables au développement de tel ou tel trouble ; ce modèle porte le nom de "diathesis-stress model" ou « modèle diathèse-stress ». La recherche dans le cadre évolutionniste et génétique des troubles psychiatriques démontre maintenant que si ces allèles peuvent prédisposer au développement d'un trouble psychiatrique dans des conditions environnementales défavorables, comme la maltraitance de l’enfant, ils peuvent également protéger, et en fait, permettre une meilleure adaptation en cas de conditions environnementales favorables aux premiers stades du développement de l’enfant. Par exemple, l'allèle "court" du gène codant le transporteur de la sérotonine est associé à un risque accru de dépression en cas d’adversité dans la petite enfance, et pourtant la même version du gène est associée à un risque réduit de dépression dans des conditions sécurité affective. Ceci suggère que la sélection a favorisé une certaine plasticité, c’est-à-dire des "programmes ouverts" qui rendent les individus plus sensibles aux risques environnementaux - pour le meilleur et pour le pire.

De même, les psychiatres rompus aux sciences de l'évolution savent que la pléiotropie antagoniste peut jouer un rôle dans les troubles psychiatriques – des gènes avantageux dans un domaine peuvent être désavantageux dans un autre –, concept initialement émis dans le cadre de la théorie de la sénescence. Aujourd'hui, des exemples de pléiotropie antagonistes en psychiatrie sont connus, même sur un seul gène, comme celui qui code la catécholamines-O-méthyl transférase dont un allèle particulier est associé à une moins bonne mémoire de travail, mais à une empathie supérieure.

Pris ensembles, ces apports originaux, permettent de mieux comprendre pourquoi la sélection naturelle a permis que subsistent des organismes vulnérables à la maladie, c’est parce qu’ils ne le sont que dans des circonstances particulières. En outre, parler de «vulnérabilité» génétique, de façon unilatérale, en psychiatrie, semble être incomplet, voire simpliste, et nécessite une reformulation en considérant les interactions complexes gènes-environnement, et les compromis entre les différents aspects fonctionnels.

 

Expressions des émotions

La psychiatrie contemporaine a minimisé la signification fonctionnelle des émotions non exprimées verbalement. De façon regrettable, ceci relègue la psychiatrie à une «science» s'appuyant en grande partie sur l'auto-évaluation subjective et les échelles d'évaluation des cliniciens. C’est oublier que la biologie des interactions sociales est basée sur les expressions faciales, les gestes et le langage du corps, complétés par le langage verbal.
Cependant, il a été démontré à plusieurs reprises que les patients psychiatriques peuvent être repérés et distingués de façon fiable sur la base de leur comportement non verbal.
En outre, l'étude du comportement non verbal peut fournir plus d’informations sur la réponse au traitement et le risque de rechutes que les scores psychopathologiques standard.

L'évolution des comportements comme, par exemple, une réduction de fréquence des postures de défense peut être liée à une amélioration clinique, avant même que le patient ou le clinicien en prennent conscience. Inversement, une augmentation des « activités de déplacement » liée à un conflit peut alerter les cliniciens sur une éventuelle détérioration, voire être le signe d’un plus grand risque suicidaire.
Ces exemples d'analyses comportementales fondées sur la méthodologie éthologique supposent explicitement que les comportements trouvés dans des conditions cliniques ne sont pas qualitativement distincts de ceux des individus sains, mais différent par leur degré : intensité, fréquence ou inadaptation au contexte.

 

Psychothérapie

Les conditions environnementales incluent l'écologie comportementale dans laquelle la cognition humaine, les émotions et les comportements se sont développés, et la nature adaptative des mécanismes psychologiques qui ont évolué pour résoudre les problèmes bio-sociaux récurrents tels que susciter ou procurer des soins parmi les individus de son groupe, former des alliances de coopération, trouver un conjoint, ou atteindre un rang acceptable dans la hiérarchie sociale. Une incapacité à atteindre des objectifs biosociaux adéquats est au cœur de nombreuses affections psychiatriques. Par exemple, un comportement dépressif peut être assimilé à une stratégie de désescalade pour éviter les conflits en cours. Dans beaucoup, sinon tous les troubles psychiatriques, les mécanismes psychologiques alternatifs jouent un rôle de premier plan dans l'élaboration des manifestations réelles ou des phénotypes de défense contre les menaces perçues, comme le trouble d’anxiété sociale, les rituels obsessionnels-compulsifs ou l’idéation paranoïaque.

En conséquence, le traitement doit aider les patients à comprendre les bases bioécologiques inhérentes à leurs symptômes et fournir des motivations pour abandonner des stratégies comportementales ou des défenses non rentables. Par exemple, une méthode développée récemment qualifié de “compassion focused therapy” (CFT) ou thérapie centrée sur la compassion s'appuie sur la théorie de l'attachement (première des théories évolutionnistes de psychopathologie). La CFT vise à fournir aux patients des environnements favorables à la guérison, en promouvant les sensations de chaleur, de compréhension, de bonté envers eux-mêmes et les autres, malgré le fardeau de leurs motivations et émotions inadaptées.

Un psychiatre évolutionniste averti propose également des psychothérapies adaptées individuellement en fonction du sexe, de l'âge et des différences environnementales, qui façonnent les objectifs psychosociaux, les besoins et les comportements. En outre, la compréhension des interactions gène environnement dans le développement phénotypique ouvre la perspective prometteuse que la plasticité comportementale puisse être utilisée de façon constructive dans le processus thérapeutique afin de réduire, voire d’éviter souffrance et la douleur émotionnelles en encourageant les patients à utiliser leur potentiel de changement et en les éclairant sur l'importance évolutionniste de leurs comportements et symptômes.

 

Conclusion
La recherche d'une compréhension scientifique cohérente et globale des troubles psychiatriques a été longtemps ignorée par la psychiatrie traditionnelle. Même la psychiatrie «biologique» a longtemps omis de prendre en compte ces aspects de l'expérience humaine et des comportements qui ont été formés au cours du passé d’Homo sapiens. Au lieu de cela, la théorie et la pratique psychiatriques ont été établies en réponse à des problèmes de santé humaine liés à un segment relativement récent de l'histoire humaine.
Les contingences politiques, économiques, écologiques, scientifiques et culturelles en vigueur dans les sociétés occidentales modernes ont incité à attribuer les problèmes de santé à des phénomènes mentaux.

Ici, il est proposé d'adopter une approche darwinienne pour améliorer la conceptualisation et l’explication de la psychopathologie. Cela nécessite des analyses rigoureuses de la façon dont les environnements ont façonné et contraint le comportement adaptatif, et produit une grande variété de symptômes et de réponses. Ces derniers représentent les données sur lesquelles les sciences cliniques contemporaines ont construit leurs disciplines conformément à un processus répété et enregistré tout au long de l'histoire humaine ancestrale.
S'appuyant sur la théorie de l'histoire de vie, l'écologie comportementale, l’éthologie, la psychologie du développement et la génétique évolutionniste, ces idées, en rapport avec les lois de l’évolution, permettent des prédictions testables sur les liens de causalité successifs (histoire naturelle) et sur la signification des troubles psychiatriques. Par exemple, il a récemment été montré qu’une séparation de la mère, a des effets considérables sur l’autonomie et le sommeil des nouveau-nés, en comparaison à ceux qui dorment avec leur mère, effets qui peuvent à leur tour avoir un impact profond sur la capacité à gérer le stress et sur l'orientation interpersonnelle de l’attachement. Les interactions gène - environnement doivent toujours être étudiées à la lumière des contraintes évolutionnistes sur le comportement humain.

Les controverses actuelles sur la façon de conceptualiser et de catégoriser les troubles psychiatriques, comme constatées dans l’élaboration du DSM-5 et de la CIM-11 montrent bien que la nosologie psychiatrique aura besoin d'un grand remaniement. Nous suggérons d'envisager un reclassement des troubles en fonction de leur signification évolutionniste, telle qu’exprimée dans les formes actuelles de dysfonctionnement des environnements modernes par rapport aux ancestraux. Plusieurs conceptualisations ont récemment été publiées, telles que “harmful dysfunction analysis” et une “evolutionary taxonomy of treatable conditions”, mais aucune ne répond de façon satisfaisante au problème du réductionnisme. En conséquence, les aspects historiques de la nosologie psychiatrique et les résultats des neurosciences sont difficiles à concilier, et des obstacles similaires apparaîtront pour développer un système psychopathologique fondé sur les sciences de l'évolution. Pour la réussite d’un tel projet, il faudrait la participation d’experts en sciences sociales de l'évolution.

Le fameux dicton de Theodosius Dobzhansky, l'un des pères fondateurs de la théorie synthétique de l’évolution : « rien n’a de sens en biologie, sauf à la lumière de l'évolution », est évidemment vrai pour les neurosciences psychiatriques, sinon pour la médecine et toutes les sciences de la vie. Il est temps, non seulement d’y repenser, mais de mettre en œuvre une telle approche intégrative dans la recherche, la pratique clinique et la formation médicale.

 Traduction : Luc Perino

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