dernière mise à jour le 11/03/2014
Ne tombez pas de la falaise de l’adaptation ! Ou comment une adaptation asymétrique contraint l’évolution du poumon ?
L’arbre bronchique est un réseau ramifié dont la fonction est de transporter l’air jusqu’aux zones d’échange : les acini. La taille relative des branches avant et après une bifurcation est connue pour être un paramètre critique : trop étroite, la résistance à la circulation de l’air est trop forte, trop large, le volume occupé par l’arbre bronchique réduit drastiquement le volume restant dans la poitrine pour les échanges gazeux.
Un modèle théorique montre comment l’efficacité pulmonaire a été optimisée par l’évolution. Ce modèle est capable de prédire la valeur d’un rapport « h » entre la résistance hydrodynamique et la surface d’échanges gazeux. Ce modèle de géométrie optimale de l’arbre bronchique est basé sur une fonction d’efficacité pulmonaire équivalente à une fonction adaptative en biologie évolutionniste.
Or les mesures physiologiques réelles du paramètre « h » sont systématiquement supérieures à celle du modèle. En clair : la répartition des phénotypes est asymétrique autour de la valeur optimale théorique.
Pour expliquer ce phénomène, MountFord a élaboré en 1969 la théorie dite « de bord de falaise ». Cette théorie est certainement applicable à l’évolution de la géométrie pulmonaire. En raison de la variabilité des phénotypes, la meilleure stratégie évolutionniste est de ne pas trop s’approcher de la valeur optimale, c'est-à-dire du bord de la falaise au-delà de laquelle les bénéfices deviennent des risques.
Les nouveaux modèles mathématiques que nous proposons prédisent désormais cette influence des effets de « bord de falaise » sur l’évolution de l’arbre bronchique. En ajustant ce nouveau modèle avec les données expérimentales, il devient capable de donner des informations précises sur le degré de variabilité supportable pour l’arbre bronchique et également sur la distribution des phénotypes dans la population. En particulier, notre modèle prédit que même si une population est adaptée au mieux, il existera toujours des individus pour lesquels l’adaptation de l’arbre bronchique a un coût supérieur et qui sont plus sensibles aux remodelages géométriques, pouvant expliquer, entre autres, la fréquence de l’asthme.
La même fonction évolutionniste du « bord de falaise » peut expliquer la relative fréquence de la schizophrénie.
En raison de la très forte et récente pression sélective pour une meilleure intelligence sociale, il peut y avoir une fonction adaptative biaisée dans le sens d’une poussée de ce caractère avantageux jusqu’au bord très dangereux d’une falaise dans laquelle tomberaient quelques individus.
Pourquoi, en effet, les gènes de la schizophrénie persisteraient-ils lorsque l’on connaît le dramatique effet de cette psychose pour l’adaptation ? Le simple fait de poser cette question est déjà une merveilleuse contribution. Si nous passons en revue toutes les autres réponses théoriques, aucune n’égale cette théorie du « bord de falaise ».
à notre époque d’ingénierie génomique, de telles questions peuvent avoir un côté très pratique pour de nombreuses maladies et en particulier pour la schizophrénie. La réponse peut aussi nous aider à comprendre ce que signifie d’être humain.
De précédentes théories suggéraient que la persistance de gènes délétères pouvait s’expliquer par leur lien avec des gènes bénéfiques. Ceci ne suffit pas pour expliquer l’uniformité de la prévalence de la schizophrénie dans les différents âges et populations. Une telle uniformité signifie une présence de ces gènes depuis au moins 100 000 ans. Si nous supposons un lien maximum à D = 0.25 au temps zéro, avec un taux de recombinaison (R) de seulement 1%, les calculs nous le donnent à D = 0.01 au bout de 320 générations et au niveau négligeable de D = 0.001 au bout de 540 générations. Ainsi la persistance de 1% de schizophrènes au bout de 5000 générations invalide définitivement cette théorie.([Dn - D0 (1- R)n])
La théorie d’un gène pléiotrope ayant des effets antagonistes, ou des effets pléiotropiques antagonistes de plusieurs gènes, ne résiste pas, non plus, à l’analyse.
Ainsi, la fonction d’asymétrie adaptative nous offre une pièce cruciale du puzzle.
Pour beaucoup de caractères variables tels que la taille d’un individu ou les dimensions du rein, l’adaptation correspond à une distribution équitable autour du chiffre optimal.
Pour d’autres traits, au contraire, l’adaptation va jusqu’au bord d’une falaise au-delà de laquelle elle tombe précipitamment. La distribution des phénotypes devient alors asymétrique autour de la valeur optimale. Ceci a été une première explication pour les oiseaux qui pondent moins d’œufs que ne le suggère l’optimum évolutif calculé. Peut-être pour éviter des morts en cas de manque de ressources. Les chevaux de course sélectionnés pour la finesse et la longueur de leurs jambes arrivent à des fractures contre-productives financièrement pour leurs éleveurs.
Notre taux d’acide urique bien plus élevé que celui des autres primates nous protège contre une oxydation dommageable des tissus, mais il handicape certains individus par sa cristallisation dans les articulations (crises de goutte). Même remarque pour l’hématocrite qui aggrave brutalement les risques d’un sang trop visqueux au-delà de sa valeur optimale.
Les bénéfices et la complexité d’une bonne cognition sociale, la capacité d’une théorie de l’esprit qui permet d’apprécier le contexte pour donner sens aux mots et gestes ambigus, les arcanes de la sélection sexuelle, nos fortes tendances à utiliser les méta-représentations et notre aptitude à la manipulation donnent du poids à la théorie du bord de falaise dans la schizophrénie. De nombreux avantages évolutifs sélectionnent les caractéristiques mentales associées à ce désordre psychotique.
Le risque du « bord de falaise » se remarque particulièrement lorsque la pression sélective est récente et forte pour un trait particulier. Ainsi, après des milliers de générations, une distribution asymétrique des phénotypes pourra réduire le risque.
Mauroy B. , Plamen Bokov
The influence of variability on the optimal shape of an airway tree branching asymmetrically
Phys. Biol. 7 016007, 2010
DOI : 10.1088/1478-3975/7/1/016007
Nesse R.M. , Arbor A.
Cliff-edged fitness functions and the persistence of schizophrenia.
www-personal.umich.edu/nesse/
Vercken E. ; Mauroy B.
Ne tombez pas de la falaise de l'adaptation ! Ou comment une adaptation asymétrique contraint l'évolution du poumon ?
Symposium HBES, juin 2011, Montpellier
Depuis quelques années, le problème de l'antibiorésistance, les progrès de la génomique, la redécouverte du microbiote et la prise en charge de maladies au long cours, nécessitent l'introduction d'une pensée évolutionniste dans la réflexion clinique.
Le premier diplôme universitaire intitulé "Biologie de l'évolution et médecine" a été mis en place à la faculté de Lyon en 2016.
La méthode expérimentale s'appuie successivement sur les trois branches de ce trépied immuable : le sentiment, la raison et l'expérience.
― Claude Bernard