lucperino.com

Sélection induite par la peste

dernière mise à jour le 14/03/2025

Quand la peste noire joue avec nos gènes

 

Les maladies infectieuses exercent une pression sélective forte à l’origine de l’évolution humaine. La plus grande pandémie enregistrée à ce jour est celle de peste noire qui a dévasté les régions les plus densément peuplées au Moyen-Âge. Ainsi, l’agent pathogène Yersinia pestis (Y. Pestis) a provoqué la mort de 30 à 50 % de la population d’Europe, d’Afrique et d’Asie il y a environ 700 ans, induisant nécessairement chez l’Homme une sélection en faveur d’allèles protecteurs.

Une récente étude internationale à laquelle a participé l’Institut Pasteur a permis de mettre en évidence que certains allèles auraient conféré une protection aux survivants de la peste noire. Ces mêmes allèles autrefois protecteurs seraient aujourd’hui associés à une susceptibilité accrue à certaines maladies auto-immunes.

 

Identification de 4 loci candidats à la pression de sélection

Des fragments d’ADN ancien (n=206) provenant d’individus décédés juste avant, durant ou juste après l’épidémie de peste noire ont été recueillis. Une analyse de la diversité génétique mitochondriale sur ces échantillons a permis de vérifier leur origine Européenne.

Sur les 516 échantillons collectés, seuls 360 contenaient assez d’ADN pour entreprendre un séquençage de gènes. A l’étape d’enrichissement et de séquençage, les chercheurs ont ciblé des gènes impliqués dans les réponses immunitaires mais également des régions dites « neutres ». In fine, c’est l’ADN de 206 individus qui a servi à la détection de sites de pression de sélection positive. Le facteur MAF (minor allele frequency) désigne la fréquence à laquelle le deuxième allèle le plus courant d’un gène apparait dans une population donnée, il permet d’identifier des régions de forte sélection. Ce facteur a été calculé par population et temps donné. Seules les régions présentant un MAF supérieur à 5 % (n = 22 868 sites) ont été retenues.

Afin d’identifier des allèles protecteurs ou de susceptibilité à Y. pestis, les généticiens ont recherché des variants qui présentaient de larges modifications de la fréquence des allèles entre les échantillons pré- et post-épidémie de peste noire. Les séquences d’ADN « neutres » ont été utilisées comme contrôle.

 

Afin d’affiner la sélection de loci ayant subi une pression de sélection, les auteurs ont supposé que la fréquence des variants associés à une susceptibilité accrue à Y. pestis devrait augmenter chez les individus décédés durant l’épidémie et diminuer chez les sujets décédés après cette épidémie, les variants protecteurs suivant logiquement une tendance inverse. In fine, quatre loci ont été validés comme candidats potentiels à la pression de sélection.

 

Validation du locus ERAP2   

Des essais in vitro réalisés sur des macrophages exposés à Y. pestis ont permis de vérifier que des gènes à proximité de ces 4 loci candidats étaient impliqués dans la réponse transcriptionnelle à ce pathogène (ces 4 loci ne correspondant visiblement pas à des séquences codantes). Des associations ont été établies entre variabilité génétique au sein de ces loci et niveau d’expression de gènes à proximité. L’association la plus forte a été entre rs2549794 et ERAP2 et ce indépendamment des types cellulaires (lymphocytes et monocytes) et de l’agent pathogène (Y. pestis, Listeria monocytogenes, Salmonella typhimurium, influenza).

Le locus ERAP2 est caractérisé par deux haplotypes : l’haplotype A code pour la protéine ERAP2 complète, tandis que l’haplotype B code pour un isoforme tronqué non fonctionnel. L'allèle C du rs2549794, favorisé sélectivement, est fortement lié à l'allèle A du rs2248374 de l'haplotype A, tandis que l'allèle T du rs2549794, délétère, est lié à l'allèle G du rs2248374 de l'haplotype B.

 

L’allèle protecteur C d’ERAP2 augmenterait la clearance de Y. pestis

ERAP1 et ERAP2 sont des amino-peptidases qui jouent un rôle synergique dans la présentation d’antigènes aux lymphocytes T CD8+. ERAP2 est également impliqué dans la clearance virale et la réponse cytokinique. Des essais in vitro sur des macrophages infectés par Y. pestis a permis d’identifier 4 cytokines associées au génotype ERAP2. Une réduction significative des niveaux de granulocyte colony-stimulating factor (G-CSF) et d’interleukines (IL)-1β et IL-10 et une augmentation significative de chimiokine CCL3 ont été associées au nombre d’allèles protecteurs C d’ERAP2.

Le coefficient de sélection estimé par les chercheurs pour ERAP2 était de 0,4 (IC 95% 0,19-0,62) suggérant que les individus homozygotes pour l’allèle protecteur C avaient 40 % de chance en plus de survivre à la peste noire que leurs congénères homozygotes pour le variant délétère. Les auteurs suggèrent que cette protéine augmenterait la présentation d’antigènes de la bactérie Y. pestis aux cellules T CD8+ et permettrait une réponse cytokinique unique à l’infection par Y. pestis. 

 

Malgré des limites (quantité d’ADN ancien limitée, absence de validation in vivo, etc.), ces données appuient l’idée que des changements dans la fréquence de l’allèle ERAP2 durant l’épidémie de peste noire étaient provoqués par une pression de sélection induite par Y. pestis. Le variant protecteur d’ERAP2 est, par ailleurs, un facteur de risque de maladie de Crohn. C’est le jeu d’équilibre auquel s’adonne l’évolution avec notre génome. De là à se demander si la récente épidémie de Covid-19 aura une pression de sélection équivalente sur les générations futures, il n’y a qu’un pas.

 

 

 

Bibliographie

Klunk J et al
Evolution of immune genes is associated with the Black Death
Nature 2022 Oct 19
DOI : 10.1038/s41586-022-05349-x

Profil de nos 5000 abonnés

Par catégorie professionnelle
Médecins 27%
Professions de santé 33%
Sciences de la vie et de la terre 8%
Sciences humaines et sociales 12%
Autres sciences et techniques 4%
Administration, services et tertiaires 11%
Economie, commerce, industrie 1%
Médias et communication 3%
Art et artisanat 1%
Par tranches d'âge
Plus de 70 ans 14%
de 50 à 70 ans 53%
de 30 à 50 ans 29%
moins de 30 ans  4%
Par motivation
Patients 5%
Proche ou association de patients 3%
Thèse ou études en cours 4%
Intérêt professionnel 65%
Simple curiosité 23%

Médecine évolutionniste (ou darwinienne)

Depuis quelques années, le problème de l'antibiorésistance, les progrès de la génomique, la redécouverte du microbiote et la prise en charge de maladies au long cours, nécessitent l'introduction d'une pensée évolutionniste dans la réflexion clinique

Le premier diplôme universitaire intitulé "Biologie de l'évolution et médecine" a été mis en place à la faculté de Lyon en 2016.

Vous aimerez aussi...

Longévité comparative des mammifères et de l'homme - La variation de la durée de vie des mammifères est le résultat des adaptations de chaque espèce [...]

Poids de naissance et cancer - Plusieurs études montrent qu’un poids de naissance élevé est un facteur indépendant [...]

Les hommes préhistoriques soignaient bien leurs enfants - Une étude publiée dans la revue PLOS ONE a révélé la découverte d'un enfant paléolithique [...]

Alternatives aux antibiotiques : où en est la recherche ? - Devant le problème grandissant de l’antibiorésistance, le ministère de la santé britannique [...]

Inconvénients et avantages de l'infertilité masculine - Darwin prit le risque d’annoncer que la découverte d’un caractère usuel qui [...]

Vous aimerez aussi ces humeurs...

Lâche-moi la thyroïde - Le dépistage des cancers est le sujet où se constate le plus grand écart entre la réalité [...]

Étranges dégénérescences - Qui aurait pu s’en douter ? Le système immunitaire vieillit chez les personnes âgées. Il [...]

Grossièreté neuroleptique - Les quatre domaines du soin sont la chirurgie, l’obstétrique, la médecine et la [...]

Unique invulnérabilité - Il faudrait une encyclopédie en 20 tomes pour simplement énumérer la liste des biais des [...]

Vingt millions de douleurs - La fondation APICIL, dans l’un de ses derniers numéros (N°3, Oct 2009) met en exergue [...]

La phrase biomédicale aléatoire

Discours habiles et attitudes affectées dénotent rarement la vertu.
― Confucius

Haut de page