Une histoire inversée de son art qui, en petites chroniques biographiques fort habilement romancées, éclaire l’inventivité médicale d’une autre lumière, où l’orgueil des savants et la cupidité des industriels sont bien souvent mis à nu.
Certains sont des miraculés, d’autres des martyrs. L’un se plante un clou dans le mollet, ce qui conduira à la découverte de l’anesthésie. L’autre a eu le cerveau transpercé par une barre à mine, ce qui permettra de comprendre la localisation de l’humeur au fond de notre crâne. Une autre enfin est devenue immortelle, ses cellules continuant de proliférer dans les laboratoires du monde entier. De cas en cas, c’est une singulière histoire de la médecine que raconte l’épidémiologiste français Luc Perino dans Patients zéro. Une histoire inversée de son art qui, en petites chroniques biographiques fort habilement romancées, éclaire l’inventivité médicale d’une autre lumière, où l’orgueil des savants et la cupidité des industriels sont bien souvent mis à nu. De quoi, surtout, poser un autre regard sur la pandémie qui nous traverse.
Interview.
Qu’est-ce qu’un patient zéro ?
Luc Perino : La médecine parle plus volontiers de «cas index», qui désigne le premier patient touché par une pathologie, notamment dans le domaine des maladies infectieuses. Le terme «patient zéro» est né dans la sphère médiatique au sujet de Gaëtan Dugas, ce «superpropagateur» du virus du SIDA qui avait à lui seul contaminé un quart des malades américains au début des années 1980. Depuis, la notion a été consacrée par l’usage et récupérée par les médecins eux-mêmes.
Du point de vue infectiologique, quel est l’intérêt de retrouver le patient zéro ?
Luc Perino : Cela ne change strictement rien au traitement de la maladie, mais permet de comprendre sa propagation et son origine. Comme les virus ne se voient pas au microscope, il a fallu attendre l’essor de la génétique pour pouvoir remonter le fil d’une épidémie. On n’y arrive pas toujours, mais en comparant la génétique du nouveau virus avec celle d’un virus connu, il est possible de déterminer son éventuelle origine animale, comme dans le cas du coronavirus. Pour le virus Ebola, on a ainsi retrouvé l’enfant qui avait été contaminé par une chauve-souris. Intéressante pour le foyer primaire, cette recherche n’a cependant qu’un intérêt anecdotique ou médiatique dans les foyers secondaires d’une épidémie.
Trouvera-t-on un jour le patient zéro du Covid ?
Luc Perino : Je ne pense pas, car cette maladie a pour caractéristique principale sa transmission respiratoire, donc très rapide, ce qui rend difficile l’identification du patient zéro. Dans le cas d’une transmission plus lente, par voie sexuelle ou sanguine par exemple, la trace est plus facile à suivre: pour le SIDA, les chercheurs sont remontés jusqu’en 1920. Dans le cas du coronavirus, on ne pourra pas remonter beaucoup plus loin qu’au chasseur qui a tué le pangolin incriminé…
Dans votre ouvrage, pourquoi avoir étendu la notion de patient zéro à d’autres domaines médicaux ?
Luc Perino : C’est un artifice littéraire explicite, qui me permet de relire l’histoire de la médecine du point de vue du patient. Car dans tous les ouvrages historiques, les découvertes médicales sont présentées comme si les médecins en étaient à l’origine, comme si elles avaient suivi un processus linéaire. Or la plupart des découvertes sont le fait du hasard, et de la rencontre entre des médecins et des patients particuliers.
Des découvertes qui naissent aussi de la rencontre avec une époque, avec un marché économique, avec une technologie spécifique…
Luc Perino : Oui, prenez le cas d’Alzheimer qui n’est en fait pas une maladie mais une neurodégénérescence naturelle du cerveau âgé, laquelle varie évidemment en fonction des individus. On en a fait une maladie lorsqu’une technique de coloration des neurones a permis de visualiser pour la première fois cette dégénérescence. Vous supprimez la technique, la maladie n’existe plus. Pareil pour ce coronavirus: si nous n’avions pas la technologie génétique qui permet de comprendre les virus, la pandémie n’aurait eu qu’une petite existence clinique et épidémiologique, mais n’aurait pas existé dans l’esprit du grand public. Enfin le marché pharmaceutique joue bien sûr un rôle déterminant. Ainsi, sans la pression marchande, le diabète de type 2 ne serait pas une maladie car personne n’en a jamais éprouvé le moindre symptôme!
Dans votre ouvrage, on constate que beaucoup d’avancées l’ont été au mépris de l’éthique. Pasteur n’aurait aujourd’hui pas le droit d’expérimenter comme il l’a fait. Nos préoccupations éthiques rendraient-elles impossible tout nouveau progrès médical ?
Luc Perino : Oui, d’une certaine manière, même si nous n’avons plus beaucoup de marge de progression. Des découvertes comme l’insuline ou les antibiotiques n’arrivent qu’une fois tous les 50 ans, et ce que l’on découvre aujourd’hui au prix d’énormes budgets et d’infinies précautions, les chimiothérapies ciblées par exemple, sont négligeables en termes de santé publique. Après un âge d’or, celui des anticoagulants, de l’insuline, de la pilule, nous arrivons à nos propres limites. Il en va de même pour les records sportifs. La médecine finit par plafonner et le rapport coût-bénéfice devient de plus en plus négatif.
Ainsi de cette pandémie, qui a pour ainsi dire mis le monde à l’arrêt…
Luc Perino : Son coût, qui se chiffre en milliards, est effectivement très élevé pour un bénéfice insignifiant sur la santé publique. Le confinement a certes permis d’éviter des milliers de morts. Mais en moyenne, il n’a fait qu’augmenter de quelques semaines l’espérance de vie de quelques personnes: la moyenne d’âge des morts du Covid est de 80 ans en France et en Italie, pays où l’espérance de vie est de 81 ans… C’est un gain ridicule. Le coût énorme de ce confinement ne rapporte que très peu en termes d’années-qualité de vie. Cela ne veut évidemment pas dire qu’il faut renoncer à soigner les personnes âgées ou obèses, qui sont les principales victimes de la pandémie. Cela veut simplement dire que la mort, dans nos sociétés, est devenue intolérable.
Au regard de l’histoire de la médecine, quelle place faut-il accorder à ce nouveau virus et à la pandémie qu’il a provoquée ?
Luc Perino : L’angoisse de l’apocalypse virale est constante, mais il est intéressant de comparer la situation actuelle à la grippe de Hong-Kong de 1968-1970. Elle a causé 32 000 morts en France, et 1 million de morts dans le monde. Mi-mai de cette année, le Covid en était à 300000 morts dans le monde. Or la grande différence, c’est qu’à l’époque pas un seul journal en France n’en a parlé, pas un seul ministre occidental n’a communiqué sur le sujet de ce qui apparaissait comme une «mauvaise grippe». Les épidémies suscitent toujours plus de réactions médiatiques, politiques et populaires, mais il ne faut pas oublier qu’elles sont, au fil du temps, de moins en moins graves.