lucperino.com

Paternalisme des preuves

humeur du 13/10/2020

Très nombreux sont les problèmes de santé qui résultent majoritairement ou exclusivement, soit de mauvaises habitudes de vie : sédentarité, excès alimentaires, alcool, tabac, soit d’un environnement défavorable : conditions de naissance, éducation , soit tout simplement du vieillissement, soit des trois en proportions variables.

L’analyse du rapport entre ces troubles et leurs thérapeutiques révèle une règle immuable, un véritable « invariant » du marché sanitaire. Plus une pathologie est dépendante des règles hygiéno-diététiques ou du vieillissement, plus nombreuses sont les publications sur son traitement médicamenteux. Pour le dire plus simplement : plus l’évidence impose la prévention, plus le marché propose la thérapeutique. Pour le dire encore plus simplement : moins il y a de remède, plus il y a de médicaments.

Vouloir agir chimiquement en aval de troubles tels que l’hypertension artérielle, l’obésité, l’hyperglycémie, l’insomnie ou la dépression est une dangereuse chimère. Cela revient à nier que la multitude des facteurs qui génèrent ces troubles ne peut être réduite qu’en amont par des actions également multifactorielles (relaxation, sport, hygiène alimentaire, etc.)

En plus d’être inutile et dangereuse, cette saturation médicamenteuse contribue à dissimuler l’essentiel. Il est bien établi que la seule présence d’un médicament sur le marché conduit de facto médecins et patients à penser le soin en référence tacite à ce médicament. Qu’il soit prescrit ou non, qu’il soit critiqué ou non, l’existence même du médicament restreint toujours la réflexion au facteur visé par sa pharmacologie. Les débats sans fin sur la qualité des publications ne font qu’aggraver l’erreur initiale de la pensée monofactorielle.

Même les revues médicales les plus sévères contre l’industrie pharmaceutique se font piéger en oubliant de mentionner que de tels débats ne devraient même pas avoir lieu puisqu’ils partent d’une aberration primitive. Le polyfactoriel ne peut se résoudre par une action monofactorielle. Le marché parie sur la contagion de cet aveuglement :  « Parlez de mon facteur, en bien ou en mal, mais parlez-en »

L’extrême médiatisation de ce facteur unique finit par légitimer l’absence d’individualisation par le soignant et l’absence d’effort par le soigné. Le marché parie encore sur cette léthargie générale qui est forcément gagnante, puisqu’elle est lucrative pour les soignants et indolente pour les soignés.

Les statistiques qui accompagnent ces preuves pharmacologiques sont une nouvelle forme de l’infantilisation des soignés. Un nouveau paternalisme dont l’apparence est plus savante.

Après les amulettes des chamanes et le charisme des charlatans, on a critiqué l’empirisme des cliniciens et le paternalisme des mandarins qui ont pourtant fait progresser la médecine à pas de géants. Tous ont fini par céder leurs prérogatives à l’industrie.

Voici venu le temps de l’empirisme des statistiques et du paternalisme des preuves.

Bibliographie

Nicolas Dodier
In Tournay V - Gouvernance des innovations médicales
PUF, 2007, p 144

RARE

Site médical sans publicité
et sans conflit d'intérêts.

 

Vous aimerez aussi ces humeurs...

La machine est un homme comme les autres - Depuis longtemps, les diagnostics ne sont plus cliniques, c’est-à-dire résultant [...]

Du protège-lame au gilet jaune - De nombreux accidents domestiques et de travail ont jalonné l’ère industrielle. L’alcool [...]

Mots et lieux de l'hystérie - Les noms des maladies ont varié au gré des connaissances. Mais plus souvent, c’est [...]

Les habits neufs de la délinquance - Franz Joseph Gall, fondateur de la phrénologie, prétendait établir les traits de caractère [...]

Seuil de contre-productivité - Le risque zéro n’existe pas, mais tout doit être fait pour s’en approcher. Les normes [...]

La phrase biomédicale aléatoire

A la suite de l'historien démographe anglais Mac Keown, on s'aperçoit combien il est difficile de mesurer précisément le rôle de la seule médecine dans l'abaissement de la mortalité et combien les progrès agricoles, l'amélioration des conditions de travail et de logement, le contrôle démographique, ont aussi pu jouer, au même moment, un rôle au moins aussi important que la seule technique médicale, mais tout aussi difficile à mesurer précisément.
― Olivier Faure

Haut de page