dernière mise à jour le 21/05/2017
Maladies mentales: la part de l'animal
(Article intégral de Philippe Lambert à l'occasion de la réédition du livre d'Albert Demaret, un des pères de la psychiatrie évolutionniste)
Les pionniers de cette discipline étaient certes très audacieux. Leurs thèses, souvent contestées aujourd'hui, ont un intérêt historique.
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Sortant des sentiers battus, la psychopathologie éthologique et évolutionniste balise une voie originale où les affections mentales seraient ancrées en partie dans une hérédité ancestrale, c'est-à-dire dans des comportements ayant revêtu jadis une valeur adaptative pour les hominiens ou pour certaines espèces animales. Éthologie et psychiatrie, le livre phrase d'Albert Demaret, l'un des pères de ce courant de la psychopathologie, vient d'être réédité par 2 psychologues liégeois.
Comme le rappelait Paul Sivadon, ancien président de la Fédération mondiale pour la santé mentale, «l'évolution a accumulé, au cours des millénaires, sous formes de vestiges atrophiés ou d'organes modifiés, les traces des tentatives réussies d'adaptation ayant permis la survie et le développement des espèces». Par exemple, la filiation de la nageoire du poisson à l'aile de l'oiseau ou aux membres des mammifères a été bien établie. La psychopathologie éthologique et évolutionniste postule qu'il y a aussi, dans certains de nos comportements, une part d'héritage phylogénétique et qu'il existe donc une parenté entre les comportements humains et ceux des animaux et de l'homme ancestral.
Albert Demaret, psychiatre liégeois décédé en 2011, fut l'un des pionniers de ce courant, notamment à travers son livre Éthologie et psychiatrie, publié en 1979, dont la réédition en février 2014 souligne à quel point son propos a conservé toute sa pertinence. Celui qui s'amusait à rappeler que «si nous ne sommes pas bêtes... les animaux non plus !», était également éthologue et naturaliste. Aux yeux de Jérôme Englebert, docteur en psychologie et maître de conférences à l'Université de Liège (ULg), son livre est un ouvrage révolutionnaire écrit par un homme qui a apporté un éclairage radicalement neuf dans l'approche des affections psychiatriques. Mais un homme incompris dont les travaux furent souvent perçus comme une parenthèse, intéressante certes, mais que la psychiatrie dominante ne tardait pas à refermer pour poursuivre la route rectiligne qu'elle s'était tracée. «Il souffrait plus de ne pas être reconnu que d'être contesté», indique Jérôme Englebert.
Dans un article publié en 2007 dans la revue Evolutionary Psychology, les plus grands noms de la psychiatrie évolutionniste soulignèrent néanmoins son apport en lui attribuant la paternité de la notion de territoire en psychopathologie, concept qu'il avait développé dans ses études sur la psychose maniaco-dépressive, désormais dénommée trouble bipolaire (voir infra).
Quoi qu'il en soit, sans doute le fait qu'Albert Demaret n'ait publié qu'en français a-t-il nui au retentissement de ses travaux à une époque où l'anglais accédait à une forme d'omnipotence dans les sphères de la «science internationale». Sa démarche elle-même, où la primauté absolue était accordée à l'observation du comportement et non à un savoir livresque épuré de «tout ce qu'il y a vraiment d'humain dans notre existence», comme l'a écrit le célèbre psychiatre Eugène Minkowski, eut probablement un effet analogue. «Dans la façon dont Demaret voit les choses, ce qui se passe prime sur ce que l'on sait», souligne Jérôme Englebert.
Une dimension adaptative
L'optique d'Albert Demaret demeure d'une brûlante actualité. Longtemps considéré comme la «bible» de la psychiatrie américaine et, partant, mondiale, le Diagnostic and Statistical Manuel of Mental Desorders (DSM) n'est-il pas aujourd'hui au centre de vives polémiques, d'autant que, selon ses détracteurs de plus en plus nombreux, il est truffé de contradictions et ancré dans la zone d'influence du lobby pharmaceutique ? «Certes, les cliniciens utilisent et se réfèrent à ce manuel de psychiatrie, mais si l'on pense que l'explication de la maladie mentale s'y trouve, qu'elle émane d'un savoir unique et absolu où le patient est réduit à quelques symptômes, on se trompe», déclare Jérôme Englebert.
En 1966, Albert Demaret, alors âgé de 33 ans, annonçait la couleur: il ambitionnait en effet de «fonder une réflexion sur une psychopathologie générale plus ou moins commune à l'homme et aux animaux.» Entendons-nous bien. Dans son esprit, il ne s'agissait pas d'en venir à traiter d'éventuelles (et toujours hypothétiques) affections psychiatriques chez l'animal. Il n'était pas question non plus de nier le poids de l'hérédité, de la biologie, du milieu social, de l'environnement ou des antécédents (le passé) dans les troubles mentaux rencontrés chez l'être humain. À travers une approche éthologique et de recontextualisation évolutionniste, l'objectif est au contraire de proposer une grille de lecture de ces pathologies qui soit originale et s'inscrive dans une relation de complémentarité avec les connaissances issues de la psychologie systémique, de la philosophie, de la recherche fondamentale, des sciences neurocognitives, etc.
Dans sa préface à la première édition de Éthologie et psychiatrie, Paul Sivadon résume l'idée fondatrice de l'œuvre d'Albert Demaret. «L'hypothèse consiste à attribuer à tel ou tel comportement humain inexplicable par les conditions actuelles d'existence, la signification d'une persistance ou d'une résurgence d'un comportement ayant eu, dans le lointain passé des hominiens et des espèces qui les ont précédés, une valeur d'adaptation aux conditions d'existence de l'époque, donc une valeur de survie.»
Autrement dit, des comportements jugés a priori totalement inadaptés de nos jours recèleraient une dimension adaptative enracinée dans notre hérédité ancestrale. Fruit de la «logique évolutionniste» et du «jeu» d'analogies bâties sur l'observation fine à laquelle Albert Demaret soumettait les comportements de l'animal et de l'homme, cette conclusion balise une voie innovante, révolutionnaire même, dans la conception et la prise en charge de la maladie psychiatrique. «En effet, dans cette approche, la symptomatologie, souvent grave, parfois catastrophique, est revisitée, commente Jérôme Englebert. Le clinicien est donc appelé à voir la personne en face de lui sous un jour nouveau.»
Altruisme alimentaire
Dans l'hypothèse défendue par Albert Demaret, la symptomatologie médicale serait secondaire par rapport à une autre composante venue de la nuit des temps, d'une époque où le comportement dysfonctionnel observé aujourd'hui avait une valeur adaptative indéniable. Dans son livre, il développe en particulier 2 grands modèles: ceux de l'anorexie mentale et du trouble maniaco-dépressif.
Les jeunes femmes anorexiques ne mangent presque rien, sont hyperactives et très résistantes à la fatigue et aux infections - du moins dans un premier temps -, cachent de la nourriture, se soucient de l'alimentation des autres, s'occupent des enfants et rêvent souvent de devenir institutrices, puéricultrices, sages-femmes, infirmières... Or, des comportements absolument similaires ont été décrits chez les femelles primates lorsqu'elles s'intéressent au nouveau-né de leur mère ou de leur sœur. Elles mangent très peu, cherchent de la nourriture - tâche normalement dévolue aux mâles -, n'ont pas de descendance - les anorexiques, rappelons-le, sont en général biologiquement incapables de procréer (aménorrhée) -, sont hyperactives, s'occupent des jeunes de leur mère ou de leur sœur, etc. Dans les sociétés de primates, de tels comportements sont tout à fait adaptés à l'échelle du groupe en raison des risques de disette.
«L'analogie entre le comportement de certaines femelles primates et de jeunes femmes anorexiques a amené Albert Demaret à penser que la composante la plus fondamentale de l'anorexie n'était pas le refus de s'alimenter, mais une forme d'altruisme», rapporte Jérôme Englebert. Et de préciser dans un article publié en 2011 avec le professeur Jean-Marie Gauthier (ULg) dans Acta Psychiatrica Belgica: «Ces perspectives sont révolutionnaires en termes de prise en charge thérapeutique à la fois pour l'anorexique mais aussi pour sa famille (…) et suggèrent de manière innovante de moins se focaliser sur le refus alimentaire (sans le nier) et la perte de poids, et d'explorer ces autres signes typiques de l'anorexie trop souvent considérés comme accessoires.»
L'avantage territorial
Dans son autre modèle emblématique, Albert Demaret part d'une analogie entre le comportement des patients maniaco-dépressifs et celui des animaux territoriaux. Lorsqu'ils sont sur leur territoire, ces derniers déploient des comportements de séduction face aux femelles, sont agressifs, se mesurent avec succès à des congénères parfois beaucoup plus grands qu'eux, se parent éventuellement de couleurs vives sur certaines parties du corps. Par contre, quand ils franchissent le Rubicon, ils adoptent un profil bas, subissent les événements. Pour Albert Demaret, un patient maniaco-dépressif en phase maniaque se comporte comme s'il vivait la possession d'un territoire imaginaire, comme s'il était partout chez lui - il est hyperactif, exalté, séduit les femmes, est prompt à déclencher une bagarre... En revanche, quand il bascule dans une dépression profonde, il est passif, se juge sans valeur et sans intérêt, courbe l'échine comme les animaux territoriaux en dehors de leur territoire.
«L'analogie établie par Albert Demaret permet peut-être de poser une vraie critique anthropologique de la société moderne, souligne Jérôme Englebert. Car, à bien y réfléchir, le patient en phase maniaque ne correspondrait-il pas au portrait-robot de l'employé modèle actuel, celui qui travaille 12 heures par jour, a l'énergie suffisante pour voir ensuite ses amis, sortir la nuit et être au boulot le lendemain à 7 heures du matin, éventuellement pour brasser des millions en tant que trader ?»
Dans l'article qu'il a cosigné avec Jean-Marie Gauthier, Jérôme Englebert souligne à quel point les caractéristiques du maniaque, cet individu sûr de lui, agressif, hyperactif, qui ne dort presque pas, peuvent revêtir une dimension adaptative dans des situations extrêmes. «On peut suggérer qu'en période de guerre, par exemple, de telles performances pouvant se prolonger dans le temps (rappelons que, sans l'intervention de thérapeutique, l'état maniaque peut perdurer plusieurs mois), une telle hyperactivité, sans période de repos ou presque, présente une fonction de protection sociale pour un groupe qui peut se reposer (dans les 2 sens du terme) sur des "surhommes" de cette trempe», écrivent les 2 auteurs.
C'est aussi à ces temps chaotiques et sanglants que se référait Albert Demaret quand il parlait des psychopathes en ces termes: «En temps de paix, on les enferme; en temps de guerre, on compte sur eux et on les couvre de décorations...» En effet, lorsqu'on est débarqué en 1944 sur les plages de Normandie ou appelé à investir le bastion de Ben Laden, sans doute vaut-il mieux souffrir de traits psychopathiques agrémentés d'une dose de paranoïa plutôt qu'être animé par un sentiment de bienveillance.
Selon Jérôme Englebert, un fonctionnement légèrement psychopathique est également un atout, d'un point de vue strictement individuel, dans le milieu des affaires, voire dans le milieu professionnel en général. À ses yeux, certains rouages moralement discutables de notre société favorisent des comportements où l'on considère les subordonnés comme des objets qui permettent à la société d'évoluer dans le sens prescrit par la quête du profit.
Mais refermons cette parenthèse pour nous centrer de nouveau sur le syndrome maniaco-dépressif. Quelle serait la dimension adaptative des épisodes de profonde dépression qui en composent l'une des 2 facettes ? Plusieurs hypothèses ont été émises. «L'une d'elles est d'assimiler ce "creux de la vague" à une forme de protection. Ce qui pourrait éveiller l'idée des animaux qui hibernent, qui se terrent durant la mauvaise saison pour en ressortir plein de vitalité», commente Valérie Follet, psychologue clinicienne qui a réalisé avec Jérôme Englebert la réédition du livre de Demaret. Une autre hypothèse, dont le principal artisan est John Price, psychiatre britannique d'Oxford, suggère que la dépression serait adaptative parce qu'elle permet de se retirer du «combat social» quand, ayant évalué ses chances de le gagner, on estime ne pas être capable d'en sortir vainqueur - mieux vaut se tenir à l'écart lorsque le coût social est trop élevé.
L'aile brisée
À présent, observons un pluvier, échassier dont une des caractéristiques est de nicher au sol. Un prédateur ou un humain s'approche. Plutôt que de fuir à toute vapeur, l'oiseau feint d'avoir l'aile brisée et au moment où le danger se précise, il décolle pour se poser quelques mètres plus loin. Le prédateur s'imagine être face à une proie facile, un oiseau incapable de voler correctement. Mais à chaque fois qu'il se rapproche, le pluvier fait mine d'être handicapé, puis s'envole un peu plus loin. Des études ont montré que, de la sorte, il lui arrivait de conduire le prédateur à plusieurs kilomètres du point de départ de la traque.
Mais à quoi rime ce comportement bien connu des éthologues et des ornithologues ? La conséquence qu'il induit est éclairante: en se glissant dans le sillage du pluvier, le prédateur s'éloigne progressivement du nid et de la progéniture qu'il abrite. «Dans une logique fonctionnelle, ce comportement est prodigieux, dit Jérôme Englebert. Quand l'oiseau s'envole et finit par disparaître, il a réussi à assurer sa survie et celle de sa descendance.» Et d'ajouter: «Certains auteurs y voient la preuve d'une intention chez l'animal. Je ne partage pas cet avis. Bien que ce comportement ait une fonction très évidente, la question de l'intention volontaire reste entière.»
Beaucoup estiment que le comportement du pluvier n'a pas de pendant chez l'être humain. Selon Albert Demaret, la pensée analogique nous enseigne le contraire. En fait, le pluvier nous guiderait vers l'hystérique. Que fait celle-ci ? Elle attire sans arrêt l'attention, est perpétuellement bruyante, n'arrête pas de tirer la couverture à elle, est histrionique, exubérante, se livre à une forme de chantage permanent, etc. «Quand on connaît la technique de l'aile brisée chez le pluvier, on ne peut s'empêcher d'établir une analogie et de se dire: "Cette dame, au fond, quel est son nid, qu'essaie-t-elle de préserver ?" Aborder les choses sous cet angle permet au clinicien d'ouvrir les perspectives de façon extraordinaire. Il ne s'agit cependant pas de se prononcer sur le caractère volontaire ou non du comportement (est-ce intentionnellement que l'hystérique cache quelque chose ?), mais de lui associer une fonction», explique le psychologue de l'ULg.
Kadhafi et Kim Jong-un
Coauteurs de l'introduction à la nouvelle édition de Éthologie et psychiatrie ainsi que de l'Essai de psychopathologie éthologique qui y fait suite, Jérôme Englebert et Valérie Follet soulignent le risque qu'il y aurait à amalgamer la démarche de l'éthologue et celle de l'évolutionniste. Car dans le cadre des analogies «homme-animal», le comportement est observé, tandis qu'il ne peut qu'être reconstruit a posteriori à partir de caractéristiques environnementales et contextuelles lorsqu'on a affaire à des analogies «homme-homme ancestral». Moyennant cette réserve, Jérôme Englebert évoque l'hypothèse selon laquelle des comportements schizoïdes ou paranoïaques pourraient quelquefois favoriser l'accession au leadership. Khadafi et son discours délirant en serait un exemple éloquent et le sinistre dictateur nord-coréen Kim Jong-un, un autre.
«Dans les premiers groupes humains et dans les sociétés ancestrales, se distinguer des autres par des propos déroutants, comme quand on affirme être en communication avec un dieu ou avec Dieu, devait être un mode de fonctionnement de nature à permettre d'être écouté et de devenir le leader du groupe, indique notre interlocuteur. Contrairement aux chamans dans les sociétés traditionnelles, les schizophrènes ne seraient-ils pas, en un sens, des leaders sans groupe, des rois sans royaume ?»
La modernité des théories d'Albert Demaret tient en partie au fait que sa manière d'appréhender les maladies mentales était totalement congruente avec l'hypothèse de la dimension génétique qu'on leur reconnaît de plus en plus de nos jours, entre autres à travers le concept de gènes de vulnérabilité. Dans son esprit, et contrairement à ce que certains seraient enclins à penser, il n'était pas question de consentir des entorses à la rigueur scientifique ni de prôner une forme d'antipsychiatrie radicale. Pour lui, le savoir, la technique, la méthode sont des supports sur lesquels s'appuyer, mais il convient que le psychothérapeute accepte de les mettre parfois entre parenthèses pour s'autoriser à être sensible aux phénomènes cliniques qui se dévoilent à lui et font de chaque patient un individu unique dans son être et sa complexité.
Philippe LAMBERT
Albert Demaret
Éthologie et psychiatrie
Mardaga 2014 (rééd.)
Jérôme Englebert et Valérie Follet
Essai de psychopathologie éthologique
Mardaga, 2014
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