dernière mise à jour le 31/07/2017
Nous possédons dans nos bouches l'héritage de notre évolution. Nous ne réalisons pas vraiment que nos dents sont incroyables. Elles brisent les aliments sans se briser elles-mêmes, jusqu'à des millions de fois au cours d’une vie ; et elles se fabriquent à partir des mêmes matières premières que les aliments qu'elles brisent. La nature est un ingénieur très inspiré.
Mais en même temps, nos dents sont vraiment désordonnées. Penses-y. Avez-vous eu un problème de dents de sagesse? Vos dents frontales inférieures sont-elles tordues ou mal alignées ? Est-ce que vos dents du haut passent devant celles du bas lors de la fermeture de la mâchoire ? Nous pouvons tous répondre «oui» à au moins une de ces questions, à moins que nous ayons subi des soins dentaires. C'est comme si nos dents étaient trop grandes pour s'adapter correctement à nos mâchoires, et qu’elles manquent de place, soit à l’avant, soit à l'arrière. Il n'est tout simplement pas logique qu'un système aussi bien conçu soit aussi mal adapté.
D'autres animaux ont les dents parfaitement alignées. Nos lointains ancêtres hominines les avaient également ; ainsi que les derniers chasseurs-cueilleurs actuels. Je suis un anthropologue dentaire de l'Université de l'Arkansas et je travaille avec les fourrageurs Hadza de Tanzanie. La première chose que vous remarquez lorsque vous regardez une bouche Hadza est qu'elle contient beaucoup de dents. La plupart ont 20 dents postérieures au lieu de 16 chez nous. Leurs dents frontales supérieures et inférieures s’ajustent également bord à bord lors de la fermeture de la mâchoire ; et l’arc ainsi formé a un alignement parfait. En d'autres termes, les tailles des dents et des mâchoires des Hadza sont en parfaite correspondance. Il en va de même pour nos ancêtres fossiles et pour nos proches parents les singes.
Alors, pourquoi nos dents ne correspondent-elles pas correctement à notre mâchoire? La première réponse n'est pas que nos dents sont trop grandes, mais que nos mâchoires sont trop petites. Laissez-moi vous expliquer. Les dents humaines sont recouvertes d'un capuchon d'émail qui se forme de l'intérieur. Les cellules qui font migrer ce capuchon de l’intérieur vers la surface, au fur et à mesure de la formation de la dent, laissant une trace d’émail en arrière. Si les dents ne peuvent pas grandir ou se réparer lorsqu'elles se cassent ou développent des cavités, c'est parce que les cellules qui émettent l'émail meurent et sont éliminées lors de l’éruption dentaire. Donc, la taille et la forme de nos dents sont génétiquement préprogrammées. Elles ne peuvent pas évoluer en réponse à l’environnement buccal.
Mais l’histoire de la mâchoire est différente. Sa taille dépend à la fois de la génétique et de l'environnement ; elle se développe pendant plus longtemps si son utilisation est plus intense, en particulier pendant l'enfance, en raison de la façon dont les os répondent au stress. Le biologiste de l’évolution Daniel Lieberman de l'Université de Harvard a mené une étude élégante en 2004 comparant des hyrax nourris avec des aliments doux et cuits avec d’autres nourris d’aliments crus et durs. La plus forte mastication entraîné une croissance accrue de l’os au niveau de l’ancrage des dents. Il a aussi montré que la longueur définitive de la mâchoire dépend du stress pendant la mastication.
La sélection pour la longueur de la mâchoire est basée sur la croissance attendue, en fonction de la dureté des aliments. Ainsi, le régime détermine la correspondance entre la longueur de la mâchoire et la taille des dents. C'est un bel équilibre pour lequel notre espèce a disposé de 200 000 ans d’adaptation. Le problème pour nous est que, pendant l’essentiel de cette période, nos ancêtres n'ont pas nourri leurs enfants de la même façon que nous aujourd'hui. Nos dents ne conviennent pas, car elles ont évolué pour correspondre à la mâchoire plus longue qui se développait dans un environnement différent. Nôtre mâchoire est trop courte, car nous ne lui donnons pas le signal de croissance adéquat.
Il existe de nombreuses preuves à ce sujet. L'anthropologue dentaire Robert Corruccini en a constaté les effets en comparant les régimes de citadins et de ruraux de la région de Chandigarh en Inde du nord : pains doux et purée de lentilles d'une part, gros mil et légumes durs de l'autre. Il l'a également constaté d'une génération à l'autre dans une réserve de Pimas en Arizona, suite à l'ouverture d'un commerce d’aliments transformés. Le régime fait une énorme différence. Je me souviens avoir demandé à ma femme de ne pas couper la viande de nos filles en petits morceaux quand ils étaient jeunes. Elle m’a répondu qu'elle préférerait payer les soins d’orthodontiste que de les étouffer. J'ai perdu cette controverse !
Les dents tordues, mal alignées et mal jointives sont un énormes problème aux conséquences esthétiques claires, mais peuvent également affecter la mastication et la pathologie dentaire. La moitié de nous pourrait bénéficier d'un traitement orthodontique. Mais cette approche est-elle vraiment logique d'un point de vue évolutif ? Certains cliniciens ne le pensent pas, tels que Jerry Rose et Richard Roblee. Ils recommandent aux cliniciens de se concentrer davantage sur la croissance des mâchoires, en particulier pour les enfants. Pour les adultes, les options chirurgicales pour stimuler la croissance osseuse gagnent également du terrain et peuvent conduire à des traitements plus courts.
Enfin, ce problème dentaire n’est pas la seule conséquence des mâchoires plus courtes. L'apnée du sommeil en est une autre. Une bouche plus petite signifie moins d'espace pour la langue, de sorte qu'elle peut reculer plus facilement dans la gorge pendant le sommeil, bloquant potentiellement les voies aériennes. Il n’est pas surprenant que les appareils et interventions pour tirer la mâchoire vers l’avant soient les meilleurs traitements du SAOS (Syndrome d’apnée obstructive du sommeil).
Pour le pire et pour le meilleur, nous avons dans nos bouches l'héritage de notre évolution. Nous pourrions restés bloqués dans cet environnement nouveau et inconnu de nos ancêtres, mais en reconnaissant ce problème, nous pouvons mieux y faire face. Pensez-y la prochaine fois que vous sourirez en vous regardant dans un miroir.
Ungar P
Evolution’s Bite: A Story of Teeth, Diet, and Human Origins
Princeton University Press, 2017
Depuis quelques années, le problème de l'antibiorésistance, les progrès de la génomique, la redécouverte du microbiote et la prise en charge de maladies au long cours, nécessitent l'introduction d'une pensée évolutionniste dans la réflexion clinique.
Le premier diplôme universitaire intitulé "Biologie de l'évolution et médecine" a été mis en place à la faculté de Lyon en 2016.
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― David Healy