lucperino.com

Dépistage de la normalité

humeur du 18/06/2019

En 2014, résumant les dernières années de recherche, George Johnson osait affirmer « Le cancer n’est pas une maladie, c’est un phénomène ».  

Depuis une décennie, la biologie nous confirme que le cancer est l’évolution normale de toutes les lignées cellulaires. Chacune y aboutissant plus ou moins tôt en fonction de son rythme prédéterminé de renouvellement tissulaire (les muqueuses intestinales ou bronchiques plus rapidement que les os ou les neurones)

Dans le même temps les progrès des technologies biomédicales ont permis de détecter les cellules tumorales dans l’organisme. Les micropuces à ADN avaient inauguré le dépistage de l’ADN tumoral dans les années 1990. Désormais, les ADN, ARN, voire protéines ou exosomes tumoraux sont détectables par la dénommée « biopsie liquide », c’est-à-dire une simple prise de sang. Des biopsies de peau chez de jeunes personnes saines révèlent systématiquement des mutations précancéreuses.

Ces nouvelles technologies rendent caduque le vieux débat sur le dépistage systématique, puisqu’à court terme, elles aboutiront à un diagnostic de cancer chez tous les adultes. Les meilleurs experts non normatifs de la cancérologie commencent à déclarer sans détour que les dépistages systématiques sont inutiles, et certains pays commencent à les supprimer des programmes sanitaires. Décision d’autant plus sage que, toujours dans le même temps, les progrès de la chirurgie, de la radiothérapie, et de quelques chimiothérapies ont permis d’améliorer la survie des cancers cliniques.

En dehors de la prévention, les maigres résultats épidémiologiques de la cancérologie depuis un demi-siècle ne résultent pas du dépistage mais du meilleur traitement des cancers cliniquement déclarés.  

La bonne question n’est donc pas, pourquoi nous développons des cancers, mais pourquoi nous en avons si peu qui parviennent au stade clinique ? Les mammifères dont nous faisons partie ont mis en place de solides mécanismes de défense pour retarder cet inexorable phénomène.

Enfin, si l’humour peut améliorer notre appréhension de la cancérologie, ne nous en privons pas. Les statistiques montrent que les patients atteints de maladies psychiatriques ou d’Alzheimer ont beaucoup moins de cancers que les autres. Non, il ne s’agit pas d’une chance compensatrice, mais simplement du fait qu’ils font moins de dépistage systématique. La mort par cancer finit par les rattraper, aux mêmes âges que les autres.

Les patients ne sont pas encore prêts à ces réflexions contre-intuitives. Les médecins non plus, y compris la grande majorité des cancérologues. Il en est ainsi dans les domaines où une orchestration dramaturgique formate la pensée. Mais, n’en doutons pas, un jour relativement proche viendra où lorsqu’un sénior en bonne santé viendra consulter avec l’angoissante question de savoir s’il a un cancer, le médecin pourra sereinement lui répondre :

– oui vous en avez certainement plusieurs, mais rassurez-vous, c’est normal...

Bibliographie

Adami HO, Kalager M, Valdimarsdottir U, Bretthauer M, Ioannidis JPA
Time to abandon early detection cancer screening
Eur J Clin Invest. 2018 Dec 19:e13062
DOI : 10.1111/eci.13062

Biller-Andorno N, Jüni P
Abolishing mammography screening programs? A view from the Swiss Medical Board
N Engl J Med. 2014 May 22;370(21):1965-7
DOI : 10.1056/NEJMp1401875

Correa AF, Smaldone MC
Melancholia and cancer: the bladder cancer narrative
Cancer. 2018 Aug 1;124(15):3080-3083
DOI : 10.1002/cncr.31402

DeGregori J
Evolved tumor suppression: why are we so good at not getting cancer ?
Cancer Res. 2011. 71, 3739–3744
DOI : 10.1158/0008-5472.CAN-11-0342

Driver JA, Beiser A, Au R, Kreger BE, Splansky GL, Kurth T, Kiel DP, Lu KP, Seshadri S, Wolf PA
Inverse association between cancer and Alzheimer’s disease: results from the Framingham Heart Study
BMJ. 2012 Mar 12;344:e1442
DOI : 10.1136/bmj.e1442

Greaves M
Evolutionary Determinants of Cancer
Cancer Discov. 2015 Aug; 5(8): 806–820

Johnson G
The Cancer Chronicles. Unlocking Medicine’s Deepest Mystery
Vintage, 2014

Kaiser J
« Liquid biopsy » for cancer promises early detection
Science 2018 ; 359 ; 259

Kim MS, Nishikawa G, Prasad V
Cancer screening: A modest proposal for prevention
Cleve Clin J Med. 2019 Mar;86(3):157-160
DOI : 10.3949/ccjm.86a.18092

Kisely S, Forsyth S, Lawrence D
Why do psychiatric patients have higher cancer mortality rates when cancer incidence is the same or lower?
Aust N Z J Psychiatry. 2016 Mar;50(3):254-63
DOI : 10.1177/0004867415577979

Laget S, Broncy L, Hormigos K, Dhingra DM, Benmohamed F, Capiod T, Osteras M, Farinelli L, Jackson S, Paterlini-bréchot P
Technical Insights into Highly Sensitive Isolation and Molecular Characterization of Fixed and Live Circulating Tumor Cells for Early Detection of Tumor Invasion
PLoS One. 2017; 12(1): e0169427
DOI : 10.1371/journal.pone.0169427

Lecomte T, Ceze N, Dorval É, Laurent-puig P
Circulating free tumor DNA and colorectal cancer
Gastroentérologie Clinique et Biologique, Volume 34, n° 12, pages 662-681 (décembre 2010)
DOI : 10.1016/j.gcb.2009.04.015

Martincorena I, Roshan A, Gerstung M, Ellis P, Van Loo P, Mclaren S, Wedge DC, Fullam A, Alexandrov LB, Tubio JM, Stebbings L, Menzies A, Widaa S, Stratton MR, Jones PH, Campbell PJ
High burden and pervasive positive selection of somatic mutations in normal human skin
Science. 2015 May 22; 348(6237): 880–886

Matei I, Sang Kim H, Lyden D
Unshielding Exosomal RNA Unleashes Tumor Growth And Metastasis
Cell, ISSN: 1097-4172, Vol: 170, Issue: 2, Page: 223-225

Melo SA, Luecke LB, Kahlert C, Fernandez AF, Gammon ST, Kaye J, LeBleu VS, Mittendorf EA, Weitz J, Rahbari N, Reissfelder C, Pilarsky C, Fraga MF, Piwnica-Worms D, Kalluri R
Glypican-1 identifies cancer exosomes and detects early pancreatic cancer
Nature. 2015 Jul 9;523(7559):177-82
DOI : 10.1038/nature14581

Michiels S, Koscielny S, Hill C
Prediction of cancer outcome with microarrays : a multiple random validation strategy
Lancet. 2005 Feb 5-11;365(9458):488-92

Prasad V, Lenzer J, Newman DH
Why cancer screening has never been shown to “save lives”—and what we can do about it
BMJ 2016;352:h6080 , 6 January 2016
DOI : 10.1136/bmj.h6080

Quaresma M, Coleman MP, Rachet B
40-year trends in an index of survival for all cancers combined and survival adjusted for age and sex for each cancer in England and Wales, 1971–2011: a population-based study
Lancet, Volume 385, No. 9974, p1206–1218, 28 March 2015
DOI : 10.1016/S0140-6736(14)61396-9

Weinberg RA
Coming full circle-from endless complexity to simplicity and back again
Cell. 2014 Mar 27;157(1):267-71
DOI : 10.1016/j.cell.2014.03.004

Vous aimerez aussi ces humeurs...

Pesticides, antidépresseurs et agnotologie du suicide - Un retentissant procès vient de condamner Monsanto à verser 250 millions d’euros à un [...]

Poudre de corne aux yeux - Dans le Zaïre des années 1970, le commerce de la « poudre de taureau » était florissant. [...]

Risque réel du syndrome d'hyperactivité infantile - La mode éditoriale du syndrome d'hyperactivité infantile ( TDAH ) n'est pas un hasard, car [...]

Ce sont toujours les jeunes qui tombent - Pendant des siècles, les civilisations se sont façonnées sur une économie guerrière. [...]

Recrues obèses - L’armée américaine se trouve confrontée à un problème nouveau et insolite. Le taux très [...]

La phrase biomédicale aléatoire

L’éthicisation générale du monde rend plus difficile la mise en cause des lignes de force (logiques, cultures, pratiques) qui, précisément, posent problème. En focalisant sur l’effort mis par chacun (et le corps social) à humaniser le monde à travers l’éthique, elle conduit à rendre invisibles les véritables logiques opératoires.
― Marc Grassin et Frédéric Pochard

Haut de page