lucperino.com

La morale innée

dernière mise à jour le 27/04/2025

Une équipe de chercheurs a observé un petit garçon d'un an faire justice lui-même. Il venait d'assister à un spectacle de marionnettes où une marionnette jouait avec un ballon tout en interagissant avec deux autres marionnettes. La marionnette du centre faisait glisser le ballon vers la marionnette de droite, qui le lui rendait. La marionnette du centre faisait glisser le ballon vers la marionnette de gauche… qui s'enfuyait avec. Ensuite, les deux marionnettes situées aux extrémités étaient descendues de la scène et placées devant le petit garçon. Chacune était placée à côté d'une pile de friandises. À ce moment-là, le petit garçon devait prendre une friandise à l'une des marionnettes. Comme la plupart des enfants dans cette situation, le garçon la prit dans la pile de la « méchante ». Mais cette punition ne suffisait pas : il se pencha et frappa la marionnette à la tête.

Comme de nombreux scientifiques et humanistes, je suis depuis longtemps fasciné par les capacités et les inclinations des bébés et des enfants. La vie mentale des jeunes humains est non seulement un sujet intéressant en soi, mais elle peut aussi contribuer à répondre à des questions fondamentales de philosophie et de psychologie, notamment sur la façon dont l'évolution biologique et l'expérience culturelle façonnent la nature humaine.

Pourquoi envisager l'idée que les bébés soient des êtres moraux ?

De Sigmund Freud à Jean Piaget en passant par Lawrence Kohlberg, les psychologues soutiennent depuis longtemps que nous naissons comme des animaux amoraux. L'une des tâches importantes de la société, et en particulier des parents, est de faire des bébés des êtres civilisés, des créatures sociales capables d'éprouver de l'empathie, de la culpabilité et de la honte ; capables de surmonter leurs pulsions égoïstes au nom de principes supérieurs et capables de réagir avec indignation face à l'injustice.

De plus en plus de preuves suggèrent que les humains possèdent un sens moral rudimentaire dès le début de leur vie. Grâce à des expériences bien conçues, on peut déceler des lueurs de pensée, de jugement et de sentiment moraux dès la première année de vie. Un certain sens du bien et du mal semble être inné. Cela ne veut pas dire que les parents ont tort de se préoccuper du développement moral ni que leurs interactions avec leurs enfants sont une perte de temps. La socialisation est essentielle, mais ce n'est pas parce que les bébés et les jeunes enfants manquent de sens du bien et du mal ; c'est parce que ce sens qu'ils possèdent naturellement diffère considérablement de ce que nous, les adultes, souhaiterions qu'il soit.

 

Bébés intelligents

Les bébés semblent erratiques dans leurs actions et indisciplinés dans leur attention. En 1762, Jean-Jacques Rousseau qualifiait le bébé de « parfait idiot ». De nombreux psychologues du développement vous diront que l'ignorance des bébés humains se prolonge longtemps dans l'enfance. Pendant de nombreuses années, l'opinion dominante était que les jeunes humains mettaient très longtemps à apprendre les notions de base du monde physique (comme le fait que les objets continuent d'exister une fois hors de vue) et les notions de base sur les gens (comme le fait qu'ils ont des croyances, des désirs et des objectifs), sans parler du temps qu'il leur faut pour apprendre la morale. Une des grandes découvertes de la psychologie moderne est que cette vision des bébés est erronée. Elle a persisté pendant de nombreuses années, car les scientifiques ne savaient pas comment étudier expérimentalement la vie mentale des bébés. Puis, dans les années 1980, des expériences ont commencé à exploiter l'un des rares comportements que les jeunes bébés peuvent contrôler : le mouvement de leurs yeux. Les yeux sont une fenêtre sur l'âme du bébé. Comme les adultes, lorsque les bébés voient quelque chose qu'ils trouvent intéressant ou surprenant, ils ont tendance à le regarder plus longtemps que quelque chose qu'ils trouvent inintéressant ou auquel ils s'attendent. Et lorsqu'on leur donne le choix entre deux choses à regarder, les bébés choisissent généralement la chose la plus agréable. On peut donc utiliser le « temps d'observation » comme un indicateur approximatif, mais fiable, de ce qui capte leur attention, ce qui les surprend ou ce qu'ils aiment. Cette méthodologie a permis de découvrir des choses surprenantes sur ce que les bébés savent de la nature et du fonctionnement des objets physiques : la « physique naïve » d'un bébé.

Des psychologues, notamment Elizabeth Spelke et Renée Baillargeon, ont mené des études consistant essentiellement à montrer à des bébés des tours de magie, des événements qui semblaient violer une loi de l'univers : on retire les supports d'un bloc et il flotte dans les airs, sans support ; un objet disparaît puis réapparaît ailleurs ; une boîte est placée derrière un paravent, et celui-ci est enlevé et la boîte n’est plus derrière, etc. Comme les adultes, les bébés ont tendance à s'attarder sur ces scènes ; ils les regardent plus longtemps que des scènes identiques qui ne violeraient pas les lois de la physique. Cela suggère que les bébés ont des attentes quant au comportement des objets. De nombreuses recherches suggèrent aujourd'hui que, contrairement à ce qui a été enseigné pendant des décennies, les bébés perçoivent les objets en grande partie comme les adultes, comme des masses connectées qui se déplacent comme des unités, solides et soumises à la gravité, et qui suivent des trajectoires continues dans l'espace et le temps.

D'autres études ont montré que les bébés peuvent effectuer des calculs rudimentaires avec des objets. La démonstration est simple : montrez un panneau à un bébé et mettez deux fois de suite devant lui une poupée derrière l'écran. Enlevez ensuite le panneau. Les adultes s'attendent à voir deux poupées, tout comme les bébés de 5 mois : si l'écran s'abaisse pour révéler une ou trois poupées, les bébés regardent plus longtemps, car ils sont surpris.

Une deuxième vague d'études a utilisé ce temps d'observation pour explorer ce que les bébés savent de l'esprit des autres : la « psychologie naïve » du bébé. Les psychologues savaient depuis longtemps que même les plus jeunes bébés ne traitent pas les gens de la même manière que les objets inanimés. Les bébés aiment regarder les visages ; ils les imitent, ils leur sourient. Ils s'attendent à un engagement : si un objet en mouvement s'immobilise, ils ne s’y intéressent plus. En revanche, si le visage d'une personne reste immobile, ils ressentent de la détresse. Mais de nouvelles études ont montré que les bébés ont une réelle compréhension de la vie mentale : ils comprennent dans une certaine mesure comment les gens pensent et pourquoi ils agissent comme ils le font. Les études ont montré que, bien que les bébés s'attendent à ce que les objets inanimés bougent par des actions de type « pousser-tirer », inversement, ils s'attendent à ce que les gens se déplacent rationnellement, conformément à leurs croyances et à leurs désirs : les bébés s'étonnent lorsqu'une personne emprunte un chemin détourné pour atteindre ce qu'elle désire. Ils s'attendent à ce que quelqu'un qui tend la main vers un objet le reprenne plus tard, même si son emplacement a changé. Et bien avant leur deuxième anniversaire, les bébés sont suffisamment perspicaces pour comprendre que d'autres personnes peuvent avoir de fausses croyances. Les psychologues Kristine Onishi et Renée Baillargeon ont découvert que les enfants de 15 mois s'attendent à ce que si une personne voit un objet dans une boîte, puis si on le déplace dans une autre boîte alors que la personne ne regarde pas, elle cherchera plus tard dans la boîte où elle a vu l'objet pour la première fois, et non celle où il se trouve réellement. Autrement dit, les tout-petits ont un modèle mental non seulement du monde, mais du monde tel qu'il est compris par quelqu'un d'autre.

Ces découvertes soulèvent inévitablement une question : si les bébés ont une compréhension aussi riche des objets et des personnes si tôt dans leur vie, pourquoi semblent-ils si ignorants et démunis ? Pourquoi n’utilisent-ils pas leurs connaissances de manière plus active ? Une réponse possible est que ces capacités sont l’équivalent psychologique de traits physiques tels que les testicules ou les ovaires, qui se forment pendant la petite enfance et restent ensuite inutilisés pendant des années. Une autre possibilité est que les bébés utilisent effectivement leurs connaissances dès le premier jour, non pas pour agir, mais pour apprendre. L’un des enseignements de l’étude de l’intelligence artificielle (et des sciences cognitives plus généralement) est qu’une tête vide n’apprend rien : un système capable d’absorber rapidement des informations doit avoir une compréhension préprogrammée de ce à quoi il faut prêter attention et des généralisations à faire. Les bébés pourraient donc être intelligents dès le départ, car cela leur permet de devenir plus intelligents.

 

Gentils bébés

Les psychologues qui s'intéressent aux capacités cognitives des bébés et des tout-petits, s'intéressent désormais à la question de savoir si les bébés ont une « moralité naïve ». Mais il y a lieu d'être prudent. La moralité, après tout, est une affaire différente de la physique ou de la psychologie. Les vérités de la physique et de la psychologie sont universelles : les objets obéissent partout aux mêmes lois physiques ; et les gens, partout, ont un esprit, des objectifs, des désirs et des croyances. Mais l'existence d'un code moral universel est une affirmation très controversée ; de nombreuses preuves démontrent de grandes variations d'une société à l'autre. Il y a quelques mois, dans la revue Science, le psychologue Joseph Henrich et plusieurs de ses collègues ont présenté une étude interculturelle portant sur 15 populations différentes et ont constaté que la propension des individus à se comporter bien envers les étrangers et à punir l'injustice est plus forte dans les grandes communautés à économie de marché, où ces normes sont essentielles au bon fonctionnement des échanges. Henrich et ses collègues ont conclu qu'une grande partie de la moralité humaine est une conséquence de la culture dans laquelle ils ont été élevés, et non de leurs capacités innées. En même temps, partout dans le monde, chacun possède un certain sens du bien et du mal. Vous ne trouverez pas de société où les gens n'auraient pas une certaine notion d'équité, n'accorderaient aucune valeur à la loyauté et à la gentillesse, ne feraient pas de distinction entre les actes de cruauté et les erreurs innocentes, ne classeraient pas les gens comme méchants ou gentils. Ces principes universels sont logiques du point de vue de l'évolution. Puisque la sélection naturelle agit, au moins en partie, au niveau génétique, il est logique d'être instinctivement bienveillant envers ses semblables, dont la survie et le bien-être favorisent la propagation de nos gènes. Plus encore, il est souvent bénéfique pour les humains de collaborer avec d'autres humains, ce qui signifie qu'il aurait été adaptatif d'évaluer la gentillesse et la méchanceté d'autrui. Tout cela justifie de considérer le caractère inné des concepts moraux fondamentaux. De plus, les scientifiques savent que certains sentiments et impulsions de compassion apparaissent tôt et universellement dans le développement humain. Il ne s'agit pas de concepts moraux au sens strict, mais ils y sont étroitement liés. Un exemple est la souffrance ressentie face à la souffrance d'autrui. Dans son livre « L'expression des émotions chez l'homme et les animaux », Charles Darwin, fin observateur de la nature humaine, raconte comment son premier fils, William, a exprimé de la compassion dès son plus jeune âge : « Quelques jours après l'âge de six mois, sa nourrice a fait semblant de pleurer, et j'ai vu son visage prendre instantanément une expression mélancolique, avec les commissures des lèvres fortement enfoncées. »

Il semble y avoir quelque chose d'ancien dans l'évolution de cette empathie. Pour angoisser un rat, on peut l'exposer aux cris d'autres rats. Les bébés humains, notamment, pleurent davantage aux cris d'autres bébés qu'aux enregistrements de leurs propres pleurs, ce qui suggère qu'ils réagissent à leur conscience de la douleur d'autrui, et pas seulement à une certaine intensité sonore. Les bébés semblent également vouloir apaiser la douleur d'autrui : une fois qu'ils ont acquis suffisamment de compétences physiques (à partir d'un an environ), ils apaisent les autres en détresse en les caressant, en les touchant ou en leur tendant un biberon ou un jouet. Il existe certes des différences individuelles dans l'intensité de la réaction : certains bébés sont d'excellents apaisants ; d'autres s'en moquent. Mais la pulsion fondamentale semble commune à tous. Les chimpanzés « s'approchent d'une victime d'agression, passent un bras autour d'elle et lui tapotent doucement le dos ou la toilettent. Par ailleurs, d’autres singes ont tendance à fuir les victimes d'agression.

Des études récentes ont exploré l'existence de comportements « altruistes » au sens plus large du terme chez les tout-petits, comme lorsqu'ils donnent de leur temps et de leur énergie pour aider un inconnu à accomplir une tâche difficile. Les psychologues Felix Warneken et Michael Tomasello ont placé des tout-petits dans des situations où un adulte a du mal à accomplir quelque chose, comme ouvrir une porte de placard les mains pleines ou essayer d'atteindre un objet hors de portée. Les tout-petits ont tendance à aider spontanément, même sans incitation, encouragement ou récompense. Ces comportements sont-ils reconnaissables comme une conduite morale ? Pas de toute évidence. Les idées morales semblent impliquer bien plus que la simple compassion. La moralité, par exemple, est étroitement liée aux notions de louange et de blâme : nous voulons récompenser ce que nous considérons comme bon et punir ce que nous considérons comme mauvais. La moralité est également étroitement liée à l'idéal d'impartialité : s'il est immoral pour vous de me faire quelque chose, alors, il est immoral pour moi de vous faire la même chose. De plus, les principes moraux sont différents des autres types de règles ou de lois : ils ne peuvent, par exemple, être annulés par la seule vertu de l'autorité. (Même un enfant de 4 ans sait non seulement que frapper sans provocation est mal, mais aussi que cela resterait mal même si un enseignant le jugeait acceptable.) Et nous avons tendance à associer la moralité à la possibilité d'un choix libre et rationnel ; chacun choisit de faire le bien ou le mal. Tenir quelqu'un pour responsable d'un acte signifie croire qu'il aurait pu choisir d'agir autrement. Les bébés et les jeunes enfants peuvent ignorer ou ne manifester aucune de ces subtilités morales. Leurs réactions et motivations empathiques, y compris leur désir de soulager la douleur d'autrui, ne sont peut-être pas très différentes de réactions et motivations purement non morales, comme la faim ou l'envie d'uriner. Même si cela est vrai, il est difficile de concevoir un système moral qui ne possèderait pas, comme point de départ, ces capacités empathiques. Comme l'a soutenu David Hume, la simple rationalité ne peut constituer le fondement de la moralité, car nos désirs les plus fondamentaux ne sont ni rationnels ni irrationnels. « Il n'est pas contraire à la raison », écrivait-il, « de préférer la destruction du monde entier à une égratignure du doigt. » En d'autres termes, pour avoir un système véritablement moral, certaines choses doivent d'abord avoir de l'importance, et ce que nous observons chez les bébés, c'est le développement de cette importance.

 

Expériences sur la morale des bébés

Que comprennent réellement les bébés de la morale ? Nos premières expériences ont commencé par étudier ce que les bébés pensent de deux types d'actions : aider et entraver. Nos expériences consistaient à faire regarder aux enfants des films d'animation représentant des personnages géométriques avec des visages. Dans l'une d'elles, une balle rouge tentait de monter une colline. À certaines tentatives, un carré jaune se plaçait derrière la balle et la poussait doucement vers le haut ; à d'autres, un triangle vert se plaçait devant elle et la poussait vers le bas. Nous nous intéressions aux attentes des bébés concernant l'attitude de la balle : que penserait-il du personnage qui l'aidait et de celui qui la gênait ? Pour le savoir, nous avons ensuite montré aux bébés d'autres films dans lesquels la balle s'approchait soit du carré, soit du triangle. Lorsque la balle s'est approchée du triangle (le gêneur), les bébés de 9 et 12 mois ont regardé plus longtemps que lorsqu'elle s'est approchée du carré (l'aidant). Cela concordait avec l'interprétation selon laquelle la première action les avait surpris ; ils s'attendaient à ce que la balle s'approche de l'aidant. Une étude ultérieure, utilisant des stimuli légèrement différents, a reproduit ce résultat avec des bébés de 10 mois, mais a constaté que les bébés de 6 mois ne semblaient avoir aucune attente. (Cet effet n'est robuste que lorsque les personnages animés ont des visages ; lorsqu'il s'agit de simples figures sans visage, il est apparemment plus difficile pour les bébés d'interpréter ce qu'ils voient comme une interaction sociale.)

Cette expérience visait à explorer les attentes des bébés en matière d'interactions sociales, et non leurs capacités morales en soi. Mais si l'on observe les films, il apparaît clairement que, du moins aux yeux des adultes, la situation recèle un contenu moral latent : le triangle est un peu idiot ; le carré est adorable. Nous avons donc cherché à savoir si les bébés portent les mêmes jugements sur les personnages que les adultes. Oubliez la façon dont les bébés attendent que la balle se comporte envers les autres personnages ; que pensent les bébés eux-mêmes du carré et du triangle ? Préfèrent-ils le gentil et détestent-ils le méchant ? C'est ainsi que nous avons commencé nos recherches plus ciblées sur la moralité des bébés. Dans l'une de nos premières études sur l'évaluation morale, nous avons décidé de ne pas utiliser de films d'animation en deux dimensions, mais plutôt une représentation en trois dimensions dans laquelle de véritables objets géométriques, manipulés comme des marionnettes, mimaient les situations d'aide et de gêne : un carré jaune aidait le cercle à monter la colline ; un triangle rouge le poussait vers le bas. Après avoir montré la scène aux bébés, l'expérimentateur a placé l'aidant et le gênant sur un plateau et les a apportés à l'enfant. Dans ce cas, nous avons choisi d'enregistrer non pas le temps de regard des bébés, mais plutôt le personnage qu'ils cherchaient, partant du principe que ce qu'un bébé cherche est un indicateur fiable de ses désirs. Nous avons constaté que les bébés de 6 et 10 mois préféraient largement l'individu serviable à l'individu gênant. Il ne s'agissait pas d'une tendance statistique subtile ; presque tous les bébés cherchaient le gentil.

Une question qui s’est posée avec ces expériences était de savoir comment comprendre la préférence des bébés : agissaient-ils ainsi parce qu’ils étaient attirés par l’individu serviable, par répulsion pour l’individu gênant, ou par les deux ? Nous avons exploré cette question dans une série d’études ultérieures qui ont introduit un personnage neutre, qui n’aide ni ne gêne. Nous avons constaté que, lorsqu'ils ont le choix, les nourrissons préfèrent un personnage serviable à un personnage neutre, et un personnage neutre à un personnage gênant. Ce résultat indique que ces deux tendances sont à l'œuvre : les bébés sont attirés par le gentil et repoussés par le méchant. Là encore, ces résultats sont nets : les bébés présentent presque toujours ce schéma de réaction.

Nos recherches montrent-elles que les bébés croient que le personnage serviable est bon et le personnage gênant mauvais ? Pas nécessairement. Tout ce que nous pouvons déduire, c'est qu'ils préfèrent le gentil et manifestent une aversion pour le méchant. Mais ce qui est intéressant ici, c'est que ces préférences sont basées sur la façon dont un individu traite un autre, sur le fait qu'un individu aide un autre à atteindre ses objectifs ou l'entrave. Il s'agit d'une préférence d'un type très particulier : les bébés réagissent à des comportements que les adultes qualifieraient de gentils ou de méchants. Lorsque nous avons montré ces scènes à des enfants beaucoup plus âgés – 18 mois – et que nous leur avons demandé : « Qui était gentil ? Qui était gentil ? » et « Qui était méchant ? Qui était méchant ? » ils ont répondu comme des adultes, qualifiant celui qui aidait de gentil et celui qui gênait de méchant.

Pour nous assurer que les bébés étudiés réagissaient réellement à la gentillesse et aux bêtises, Karen Wynn et Kiley Hamlin, dans une série d'études distinctes, ont créé différentes séries de pièces morales en un acte pour les présenter aux bébés. Dans l'une d'elles, un individu luttait pour ouvrir une boîte ; le couvercle était entrouvert, puis retombait. Ensuite, lors d'essais alternés, une marionnette attrapait le couvercle et l'ouvrait complètement, tandis qu'une autre sautait sur la boîte et la refermait violemment. Comme dans l’étude des marionnettes et de la balle mentionnée en début d’article, les bébés de 5 mois préféraient le « gentil » au « méchant ». Tout cela suggère que les bébés que nous avons étudiés ont une appréciation générale des bons et des mauvais comportements, qui couvre un large éventail d'actions. Une autre question se pose : les bébés possèdent-ils des capacités morales plus subtiles que la préférence pour le bien et l'évitement du mal ? Par exemple, l'idée que les bonnes actions doivent susciter une réponse positive et les mauvaises une réponse négative est indissociable de la moralité adulte : la justice exige que le bien soit récompensé et le mal puni. Pour nos études suivantes, nous nous sommes à nouveau intéressés aux bébés plus âgés et aux tout-petits et avons tenté de déterminer si les préférences que nous observions avaient un lien avec le jugement moral au sens adulte du terme. Nous avons exposé des enfants de 21 mois aux situations de bon/méchant décrites ci-dessus, et nous leur avons donné la possibilité de récompenser ou de punir, soit en donnant une friandise à l'un des personnages, soit en leur en prenant une. Nous avons constaté que lorsqu'on leur demandait de donner, ils avaient tendance à choisir le personnage positif. Lorsqu'on leur demandait de prendre, ils avaient tendance à choisir la réponse négative. Rendre justice de cette manière est une opération conceptuelle plus élaborée que de simplement préférer le bien au mal, mais il existe des calculs moraux encore plus élaborés que les adultes, au moins, peuvent facilement effectuer. Par exemple, quel individu préféreriez-vous : quelqu'un qui récompense les gentils et punit les méchants, ou quelqu'un qui punit les gentils et récompense les méchants ? Le même dosage de récompenses et de punitions est observé dans les deux cas, mais, du point de vue des adultes, l'un agit avec justice et l'autre non. Les bébés peuvent-ils également percevoir cela ? Pour le savoir, nous avons testé des bébés de 8 mois en leur montrant d'abord un personnage jouant le rôle d'assistant (par exemple, en aidant une marionnette essayant d'ouvrir une boîte), puis en leur présentant une scène dans laquelle cet assistant était la cible d'une bonne action d'une marionnette et d'une mauvaise action d'une autre. Nous avons ensuite demandé aux bébés de choisir entre ces deux marionnettes. Autrement dit, ils devaient choisir entre une marionnette récompensant un gentil et une marionnette punissant un gentil. De même, nous leur avons montré un personnage agissant comme un obstacle (par exemple, en empêchant une marionnette d'ouvrir une boîte), puis nous leur avons demandé de choisir entre une marionnette récompensant le méchant et une marionnette punissant le méchant.

Les résultats ont été frappants. Lorsque la cible de l'action était elle-même un gentil, les bébés préféraient la marionnette gentille avec elle. Ce résultat n'était pas très surprenant, étant donné que les autres études ont révélé une préférence générale des bébés pour ceux qui se comportent bien. Plus intéressant encore, ce qui se passait lorsqu'ils regardaient le méchant être récompensé ou puni. Ici, ils choisissaient le punisseur. Malgré leur préférence générale pour les bons acteurs plutôt que pour les mauvais, les bébés sont attirés par les mauvais acteurs lorsque ceux-ci punissent un mauvais comportement.

L'ensemble de ces recherches étaye une vision générale de la moralité infantile. Il est même possible, à titre d'expérience de pensée, de se demander à quoi ressemblerait une vision du monde selon les termes moraux d'un bébé. Les bébés n'ont probablement pas d'accès conscient aux notions morales, ni la moindre idée de la raison pour laquelle certains actes sont bons ou mauvais. Ils réagissent instinctivement. En effet, si l'on observe les bébés plus âgés pendant les expériences, on constate qu'ils ne se comportent pas comme des juges impassibles : ils ont tendance à sourire et à applaudir lors des bons moments, à froncer les sourcils, à secouer la tête et à paraître tristes lors des mauvais moments (rappelez-vous le bambin qui a giflé la marionnette). Les expériences des bébés peuvent être cognitivement vides, mais émotionnellement intenses, remplies de sentiments et de désirs forts. Mais cela ne doit pas nous surprendre : si nous, les adultes, possédons la capacité critique supplémentaire de raisonner consciemment sur la moralité, nous ne sommes pas si différents des bébés : nos sentiments moraux sont souvent instinctifs. En fait, l’une des découvertes de la recherche contemporaine en psychologie sociale et en neurosciences sociales est le puissant fondement émotionnel de ce que nous considérions autrefois comme une délibération morale sereine et mature.

 

Est-ce là la moralité que nous recherchons ?

Que nous apprennent ces découvertes sur les notions morales des bébés sur la moralité adulte ? Certains chercheurs pensent que l’existence même d’un sens moral inné a de profondes implications. En 1869, Alfred Russel Wallace, qui, avec Darwin, a découvert la sélection naturelle, écrivait que certaines capacités humaines – y compris les « facultés morales supérieures » – sont plus riches que ce que l’on pourrait attendre d’un produit de l’évolution biologique. Il en concluait qu’une force divine devait intervenir pour créer ces capacités. Darwin fut horrifié par cette suggestion ! Il y a quelques années, dans son livre « What’s So Great About Christianity », le critique social et culturel Dinesh D’Souza relançait cet argument. Il a admis que l'évolution peut expliquer notre gentillesse, notamment envers nos proches, où cette gentillesse a une valeur génétique évidente, mais il a fixé une limite à l'« altruisme profond », c'est-à-dire aux actes de gentillesse totalement désintéressés. Pour D’Souza, « il n'existe aucune logique darwinienne » justifiant que l'on cède sa place à une vieille dame dans un bus, un acte de gentillesse qui ne préserve pas nos gènes. Et qu'en est-il de ceux qui donnent leur sang à des inconnus ou sacrifient leur vie pour une bonne cause ? D’Souza a estimé que ces éveils de conscience s'expliquent mieux non par l'évolution ou la psychologie, mais par « la voix de Dieu dans nos âmes ».

Le psychologue évolutionniste répond rapidement à ce type d’élucubration : dire qu’un trait biologique évolue dans un but précis ne signifie pas qu’il fonctionne toujours, ici et maintenant, dans ce but. L’excitation sexuelle, par exemple, a vraisemblablement évolué en raison de son lien avec la procréation ; mais nous pouvons bien sûr être excités dans toutes sortes de situations où la procréation est hors de cause, par exemple en regardant de la pornographie. De même, notre impulsion à aider les autres a probablement évolué en raison du bénéfice reproductif qu’elle nous procure dans certains contextes ; et le fait que certains actes de gentillesse ne procurent pas ce genre de bénéfice ne contredit pas l’argument du bénéfice global. (Céder sa une place de bus à une vieille dame, même si les motivations sont psychologiquement pures, peut être une décision d'une intelligence froide d'un point de vue darwinien, un moyen facile de se présenter comme une personne attirante et bonne.) L'argument avancé par des critiques comme Wallace et D'Souza doit cependant être considérée, non pas comme divin, mais la moralité des humains contemporains dépasse réellement ce dont l'évolution aurait pu nous doter. Les actes moraux sont souvent d'une nature qui n'a aucun lien plausible avec notre succès reproductif et ne semblent pas être des sous-produits accidentels d'adaptations évolutives. Nombre d'entre nous se soucient d'étrangers dans des pays lointains, parfois au point de renoncer à des ressources qui pourraient être utilisées pour nos amis et notre famille ; nombre d'entre nous se soucient du sort des animaux non humains, à tel point que nous nous privons de plaisirs comme une entrecôte ou une escalope de veau. Nous possédons des notions morales abstraites d'égalité et de liberté pour tous. Nous considérons le racisme et le sexisme comme des maux, nous rejetons l'esclavage et le génocide, nous essayons d'aimer nos ennemis. Bien sûr, nos actions sont généralement en deçà, souvent très en deçà, de nos principes moraux, mais ces principes façonnent, de manière substantielle, le monde dans lequel nous vivons. Il est donc logique de s'émerveiller de l'étendue de notre perspicacité morale et de rejeter l'idée qu'elle puisse s'expliquer exclusivement dans le langage de la sélection naturelle. Si cette moralité supérieure ou cet altruisme supérieur se retrouvaient chez les bébés, les arguments en faveur de la création divine seraient d'autant plus convaincants. Mais ils ne sont pas présents chez les bébés. En fait, notre sens moral initial semble biaisé en faveur de notre propre espèce. De nombreuses recherches montrent que les bébés ont des préférences au sein d'un groupe : les bébés de 3 mois préfèrent les visages de l'ethnie qui leur est la plus familière à ceux des autres ; les bébés de 11 mois préfèrent les individus qui partagent leurs propres goûts alimentaires et s'attendent à ce que ces personnes soient plus gentilles que celles qui ont des goûts différents ; les enfants de 12 mois préfèrent apprendre de quelqu'un qui parle leur langue plutôt que de quelqu'un qui parle une langue étrangère. Des études menées auprès de jeunes enfants ont montré qu'une fois séparés en différents groupes – même selon les schémas les plus arbitraires, comme le port de t-shirts de couleurs différentes – ils favorisent volontiers leur propre groupe dans leurs attitudes et leurs actions.

La notion d'impartialité est au cœur de toute moralité mature. Si on vous demande de justifier vos actions et que vous répondez : « Parce que je le voulais », ce n'est qu'une expression de désir égoïste. Mais des explications telles que « C'était mon tour » ou « C'est ma juste part » sont potentiellement morales, car elles sous-entendent que n'importe qui d'autre dans la même situation aurait pu faire de même. C'est le genre d'argument qui peut convaincre un observateur neutre et qui est à la base des normes de justice et de droit. Le philosophe Peter Singer a souligné que cette notion d'impartialité se retrouve dans les systèmes moraux religieux et philosophiques, de la règle d'or du christianisme aux enseignements de Confucius, en passant par la théorie de la justice du philosophe politique John Rawls. Cette intuition émerge au sein de communautés d'êtres intelligents, délibérants et négociateurs, et peut transcender nos pulsions locales.

L'aspect de la morale qui nous émerveille véritablement – ​​sa généralité et son universalité – est le produit de la culture, et non de la biologie. Nul besoin de postuler une intervention divine. Une morale pleinement développée est le produit du développement culturel, de l'accumulation de connaissances rationnelles et d'innovations durement acquises. La morale avec laquelle nous partons est primitive, non seulement dans le sens évident qu'elle est incomplète, mais aussi dans le sens plus profond que lorsque les individus et les sociétés aspirent à une morale éclairée – une morale où tous les êtres capables de raison et de souffrance sont sur un pied d'égalité, où tous les êtres sont égaux – ils se battent avec ce que les enfants possèdent dès le départ.

Le biologiste Richard Dawkins avait donc raison lorsqu'il déclarait au début de son livre « Le Gène égoïste » : « Soyez prévenus : si vous souhaitez, comme moi, construire une société dans laquelle les individus coopèrent généreusement au bien commun, vous ne pouvez espérer que peu d'aide de la nature biologique.» Ou, comme le dit un personnage du roman de Kingsley Amis « Un Anglais obèse », « Il n'est pas étonnant que les gens soient si horribles lorsqu'ils commencent leur vie d'enfants.» La morale est donc une synthèse du biologique et du culturel, de l'ignorant, du découvert et de l'inventé. Les bébés possèdent certains fondements moraux : la capacité et la volonté de juger les actions d’autrui, un certain sens de la justice, des réflexes instinctifs face à l’altruisme et à la méchanceté. Aussi intelligents que nous soyons, si nous ne disposions pas de ce système fondamental, nous ne serions rien d’autre que des agents amoraux, poussés impitoyablement à poursuivre nos propres intérêts. Mais nos capacités de bébés sont extrêmement limitées. Ce sont les intuitions d’individus rationnels qui font d’une morale véritablement universelle et altruiste une idée à laquelle notre espèce aspire.

Profil de nos 5000 abonnés

Par catégorie professionnelle
Médecins 27%
Professions de santé 33%
Sciences de la vie et de la terre 8%
Sciences humaines et sociales 12%
Autres sciences et techniques 4%
Administration, services et tertiaires 11%
Economie, commerce, industrie 1%
Médias et communication 3%
Art et artisanat 1%
Par tranches d'âge
Plus de 70 ans 14%
de 50 à 70 ans 53%
de 30 à 50 ans 29%
moins de 30 ans  4%
Par motivation
Patients 5%
Proche ou association de patients 3%
Thèse ou études en cours 4%
Intérêt professionnel 65%
Simple curiosité 23%

Médecine évolutionniste (ou darwinienne)

Depuis quelques années, le problème de l'antibiorésistance, les progrès de la génomique, la redécouverte du microbiote et la prise en charge de maladies au long cours, nécessitent l'introduction d'une pensée évolutionniste dans la réflexion clinique

Le premier diplôme universitaire intitulé "Biologie de l'évolution et médecine" a été mis en place à la faculté de Lyon en 2016.

RARE

Site médical sans publicité
et sans conflit d'intérêts.

 

Vous aimerez aussi...

Relations entre allergies et helminthes - L’allergie ou atopie est caractérisée par une augmentation des anticorps IgE qui ont une haute [...]

Avantages pour les daltoniens chasseurs - Le daltonisme est souvent vu comme un handicap, mais dans certaines situations spéciales, c'est [...]

Inflammation au néolithique - Inflammation au néolithique   D’où provient la diversité génétique humaine ? Trois [...]

Placebos et évolution - Celui qui reçoit la clé du ciel doit savoir que la même clé ouvre les portes de l’enfer [...]

Ecologie sexuée des déplacements - Écologie sexuée des mouvements et utilisation du paysage chez les chasseurs-cueilleurs [...]

Vous aimerez aussi ces humeurs...

Variabilité des critères du dépistage - En 1968, l’OMS établissait la liste des critères du dépistage des maladies, pour tenter [...]

Irrémédiable immunosénescence - Certains d’entre vous l’ont remarqué, lorsque les années s’accumulent, l’aspect de la [...]

Déclin de la transcendance - La neurophysiologie fascine par ses progrès fulgurants et agace par sa prétention à percer [...]

Vaccinations sanitaires et marchandes - Pendant très longtemps, le commerce des vaccins n’a pas répondu aux règles du marché. [...]

Thérapies divines et divinatoires - J’ai récemment assisté à quatre enterrements de personnes âgées, d’une génération [...]

La phrase biomédicale aléatoire

Le médecin se trouve souvent obligé de tenir compte dans son traitement de ce qu'on appelle l'influence du moral sur le physique, et par conséquent, d'une foule de considérations de famille ou de position sociale qui n'ont rien à faire avec la science. C'est ce qui fait qu'un médecin praticien accompli doit non seulement être un homme très instruit dans sa science, mais il doit encore être un homme honnête, doué de beaucoup d'esprit, de tact et de bon sens.
― Claude Bernard

Dessins humoristiques médicaux

Les courts dialogues des manchots "givrés" du style épuré de Xavier Gorce sont [...]

Haut de page