humeur du 27/07/2017
Le progrès des technosciences améliore toutes les pratiques, et inversement, l’expérience pratique suscite la recherche et améliore les technologies. Mais ce cercle vertueux recèle un piège maléfique. Le chasseur du paléolithique auquel on donnerait un fusil à lunette en serait d’abord embarrassé, puis ravi. Entre temps il perdrait en expertise de la traque ce qu’il gagnerait en expertise balistique ; son tableau de chasse serait toujours meilleur, jusqu’au risque majeur de la disparition définitive de ses proies.
Pour éviter ce piège, les progrès pratiques et techniques ne suffisent plus, il faut qu’apparaisse une nouvelle strate cognitive amenant le chasseur à comprendre la nature et les bénéfices de l’équilibre proie-prédateur. L’Histoire nous révèle que ce type de progrès cognitif est toujours plus lent que les deux autres. Parfois, cette troisième strate cognitive ne se met pas en place, expliquant, par exemple, l’extinction des gros mammifères et des grands oiseaux sur les îles occupées par nos ancêtres chasseurs, ou la disparition des arbres en Haïti ou sur l’île de Pâques.
La médecine moderne ne saurait échapper à cette logique de l’Histoire. Riche d’une très longue pratique clinique, elle dispose, depuis peu, de très nombreux et très sophistiqués « fusils à lunette ». Le temps est alors venu de développer cette troisième strate cognitive...
Nous constatons en effet que nombre de confrères, praticiens, chercheurs et enseignants, essayent de redéfinir la notion même de maladie, s’interrogent sur les limites du dépistage, contestent les abus pharmaceutiques ou les excès de l’imagerie diagnostique. Cette nouvelle effervescence est salutaire et elle me ravit, mais elle est encore très désordonnée, car difficile à formaliser dans l’enseignement universitaire. Mais le plus gros frein provient assurément de l’hyperspécialisation technique et clinique. Les cardiologues ont laissé place aux angioplasticiens, rythmologues, hypertensiologues ou lipidologues. La psychiatrie a engendré, entre autres, l’addictologie, qui a produit à son tour l’alcoologie ou la tabacologie. La cancérologie se transforme en biologie moléculaire au détriment de la prévention. L’urologie se rétrécit progressivement à sa prostate, puis à son cancer, puis à son dépistage, puis à l’IRM, en négligeant la réflexion pronostique à chacune de ces étapes régressives.
Toutes ces restrictions cognitives liées à l’hyperspécialisation ne sont certes pas propres à la médecine, mais l’émotion dominante leur donne souvent une forme ubuesque.
Saura-t-on comprendre à temps l’équilibre proie-prédateurs sur l’île des sciences biomédicales ?
Azzouzi AR, Cussenot O, Peyromaure M, Muntz R
Cancer de la prostate : les pratiques médicales doivent évoluer
Le monde sciences et techno, 26/04/2017
Canguilhem Georges
Le normal et le pathologique
PUF "Quadrige", 1994
Diamond J
Effondrement : Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie
Gallimard, 2006
Perino L
Maladies réelles, virtuelles et potentielles : pour une épistémologie du soin
Médecine, Vol 12, N° 6, Juin 2016
DOI : 10.1684/med.2016.73
Perino Luc
Les Nouveaux Paradoxes de la médecine
Le Pommier, 2012
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Nous cherchons le fondement des manifestations animales dans un substrat suprasensible, dans une âme, dans un esprit général du monde, dans une force vitale, que nous imaginons comme quelque-chose d'immatériel, ce qui nous freine dans nos recherches et nous conduit dans des impasses.
― J.C. Reil en 1796