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La machine est un homme comme les autres

humeur du 27/09/2017

Depuis longtemps, les diagnostics ne sont plus cliniques, c’est-à-dire résultant directement de l’observation du patient, mais ils sont paracliniques, c’est-à-dire basés sur des examens complémentaires : radiologie, microscopie, biologie, etc.

Les patients sont désormais convaincus que les médecins ne peuvent plus faire un diagnostic sans l’aide d’une quelconque machine et les médecins, eux-mêmes, n’ont plus l’impudeur de proposer un diagnostic entièrement « dénudé ». Il faut un scanner pour une migraine évidente et un microscope pour une banale verrue. On ne cesse de chercher des marqueurs de confirmation pour les derniers diagnostics exclusivement cliniques tels que dépression ou tendinite. Car la radiologie, l’anatomo-pathologie ou la génétique sont considérées comme des gages et des labels.

C’est oublier que le résultat proposé par une machine est interprété par un homme, et qu’a priori, cet homme n’est pas différent des autres. Il peut être plus pessimiste ou mal réveillé que vous, de plus mauvaise humeur que votre voisin ou plus fatigué que votre médecin.  La variabilité des humeurs, qui fait la richesse de la vie, se traduit par une variabilité des choix et des interprétations. Le téméraire qui voit une tâche rouge se précipite pour manger ce qu’il croit être une cerise, le prudent pense qu’il s’agit d’une braise. De nombreuses études confirment que le diagnostic de cancer au microscope ou sur une radio varie selon l’humeur de l’interprète et ses relations avec le clinicien.

Et si l’on pardonne à un clinicien d’avoir « raté » un diagnostic à l’examen clinique, on ne pardonne pas à un anatomo-pathologiste de l’avoir raté au microscope. Ce dernier sera d’autant plus prudent qu’il est en relation avec des cliniciens peu téméraires, l’alarmisme desquels pouvant être cumulé avec celui de leurs patients. Les verdicts diffèrent selon qu’ils sont posés le matin ou le soir, un jour de liesse ou de déprime, selon que le clinicien est un correspondant fidèle, un ami ou un novice. Derrière chaque machine, se cache un homme aussi influençable et faillible que les autres.

Après toutes les escales techniques et subjectives des diagnostics, la précision optimale est celle qui résulte d’un accord parfait entre le sentiment viscéral du clinicien et la conviction intime de son patient. Hélas, la variabilité de cet accord est un multiple de la variabilité de chacun des acteurs. Votre bobo sera une verrue si vous, votre médecin et son anatomopathologiste êtes tous trois optimistes, ce sera un cancer si vous êtes tous trois pessimistes ou fatigués.     

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La phrase biomédicale aléatoire

Il apparaît que définir la physiologie comme la science des lois ou des constantes de la vie normale ne serait pas rigoureusement exact, pour deux raisons. D'abord parce que le concept de normal n'est pas un concept d'existence, susceptible en soi de mesure objective. Ensuite, parce que le pathologique doit être compris comme une espèce du normal, l'anormal n'étant pas ce qui n'est pas normal, mais ce qui est un autre normal. Cela ne veut pas dire que la physiologie n'est pas une science. Elle l'est authentiquement par sa recherche de constantes et d'invariants, par ses procédés métriques, par sa démarche analytique générale. Mais s'il est aisé de définir par sa méthode comment la physiologie est une science, il est moins aisé de définir par son objet de quoi elle est la science. La dirons-nous science des conditions de la santé ? Ce serait déjà, à notre avis, préférable à science des fonctions normales de la vie, puisque nous avons cru devoir distinguer l'état normal et la santé. Mais une difficulté subsiste. Quand on pense à l'objet d'une science, on pense à un objet stable, identique à soi. La matière et le mouvement, régis par l'inertie, donnent à cet égard toute garantie. Mais la vie ? N'est-elle pas évolution, variation de formes, invention de comportements ? Sa structure n'est-elle pas historique autant qu'histologique ? La physiologie pencherait alors vers l'histoire qui n'est pas, quoi qu'on fasse, science de la nature. Il est vrai qu'on peut n'être pas moins frappé du caractère de stabilité de la vie. Tout dépend en somme, pour définir la physiologie, de l'idée qu'on se fait de la santé.
― Georges Canguilhem

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