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Privation de connaissance

humeur du 16/08/2022

La domination du marché sur la recherche et la pratique médicales pose des problèmes encore plus graves que ceux de la sélection des thèmes ou de la manipulation des résultats. En voici quelques exemples.

Pour faciliter sa communication, donc le marketing, le marché raisonne toujours en monofactoriel : cellule cancéreuse = cancer, cholestérol = accident vasculaire, protéine tau = Alzheimer, manque de sérotonine = dépression, etc. Ce réductionnisme, au sens épistémologique du terme, est également réducteur sur les processus cognitifs des chercheurs et universitaires, souvent à leur insu, en diminuant leurs facultés de mise en perspective clinique ou historique.  

L’obsession pharmacologique sur ces facteurs, artificiellement isolés, entraîne des conséquences bien plus fâcheuses que celles d’éventuels effets indésirables. La principale est d’amputer la connaissance de l’histoire naturelle de nos symptômes, troubles et maladies.

Tout en nous réjouissant des énormes progrès de la médecine sur les plus graves maladies, tout en évitant un passéisme désuet qui voudrait s’en tenir au célèbre aphorisme d’Hippocrate natura medicatrix, il nous faut néanmoins constater que faire progresser la connaissance sur notre complexion physiologique et physiopathologique est de plus en plus difficile, voire impossible.

Il n’est plus possible de connaître l’évolution naturelle d’une virose respiratoire sans anti-inflammatoires, voire sans antibiotiques théoriquement inefficaces. Il n’est plus possible d’observer passivement l’évolution d’une petite tumeur, même chez une personne âgée ; l’interventionnisme a transformé cette passivité en un risque juridique. Il n’est plus possible de connaître l’efficacité des thérapies comportementales sur les douleurs, car il n’existe plus de douleurs vierges d’antalgiques, y compris chez les enfants.

D’ailleurs, les thérapies comportementales de tous types ne peuvent plus faire l’objet d’études comparatives sérieuses et menées à terme, puisque le seul fait de mettre sur le marché un médicament dans une indication donnée, a pour conséquence immédiate de dévaloriser tout autre type de thérapie. La mercatique n’a pas eu à déployer de grands efforts de communication auprès de nombre de médecins et patients, pour les convaincre que la chimie sera plus efficace sur la douleur, la tristesse ou l’athérosclérose que le yoga ou la marche.

Le biopouvoir marchand, la consommation effrénée et l’évolution des pratiques médicales sont devenues les principaux freins aux progrès de la connaissance clinique et thérapeutique.

Faut-il s’en émouvoir davantage que des autres régressions cognitives liées à la suprématie du marché sur nos comportements ? Sans doute pas, mais ayant un penchant naturel pour la médecine et le soin, je suis triste de savoir que mille connaissances en ces domaines me sont désormais inaccessibles.

 

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La phrase biomédicale aléatoire

La porte du cabinet de consultation s’ouvre. D’emblée, les premiers gestes du patient, avant même que la porte ne soit refermée, ont livré une bonne part des éléments du puzzle qui va se construire. Les mouvements de cet homme ou de cette femme ont déjà une syntaxe qui esquisse la grammaire des symptômes à délivrer. La marche jusqu’à son siège est une préface, un avertissement à l’observateur clinicien, sa cadence est celle du verbe à venir, les hésitations y auront une fréquence identique à celle des pas. L’empathie commence par les mots d’accueil du praticien, les invites à se mettre à l’aise, les mimes d’ouverture sur la scène des phrases… Justement, voilà les premiers mots qui arrivent, avant ou après que le praticien ne se soit assis. Avant : ils informent de leur insignifiance ou d’une certitude de leur faible apport dans le décryptage du cas. Pendant : il faudra y mettre de l’ordre, car le bruit des chaises est un prétexte à leur brouillon. Après : ils vont requérir plus d’attention, voire en exiger s’ils sont très tardifs.
― Luc Perino

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