lucperino.com

Addiction suprême après les jeux-vidéo

humeur du 02/07/2018

Le critère essentiel et indispensable dans le diagnostic d’addiction a toujours été la présence d’un syndrome de sevrage. Autrement dit, l’addiction ne peut concerner que des toxiques (alcool, tabac, drogues) dont l’arrêt brutal provoque de graves troubles  physiopathologiques.

Mais avec les dérives verbales et diagnostiques caractérisant nos sociétés surmédicalisées, le terme d’addiction est de plus en plus souvent utilisé pour des comportements. Après le sport, le pari et le sexe pathologiques, voici le jeu-vidéo pathologique des enfants, officialisé par l’OMS en juin 2018.

Comment expliquer un tel laxisme terminologique au sein d’une discipline qui ne cesse de revendiquer le statut de science exacte ?

Un minimum de sens de l’observation nous montre que tout cela relève du « condition branding » : terme intraduisible désignant ce que font les marketeurs de l’industrie pharmaceutique pour vendre des maladies au même titre que d’autres vendent une marque (brand) de chaussures ou de parfum.

La psychiatrie en est devenue le terrain favori après que les plus banales anxiétés et dépressions aient été déclinées avec tant de succès en diverses maladies. Il n’y a aucune limite prévisible à cette mentalisation pharmacologique, car rien n’est plus flou que les troubles mentaux.

Le trouble dysphorique prémenstruel a été promu pour recaser la fluoxétine (Prozac), le trouble d’anxiété sociale pour créer une niche à la paroxétine (Deroxat), le trouble panique pour élargir les indications de l’alprazolam (Xanax).

Ces campagnes où le nom du produit n’est jamais directement prononcé sont nommées « unbranded campaigns ». Même les médias publics, les ministères et l’OMS sont des acteurs ingénus ou subornés de ces campagnes invitant les citoyens à reconnaître au plus vite des « maladies » injustement méconnues comme l’ostéoporose, la DMLA, l’hyperactivité ou le déficit cognitif mineur.

N’en doutons pas, dans les mois ou années qui viennent, un médicament sera proposé pour soigner cette nouvelle addiction aux jeux-vidéo. Il s’agira, soit d’une nouvelle niche pour un produit existant, soit de la promotion d’un nouveau produit.

Cette nouvelle « maladie » vient gonfler la liste des centaines de troubles mentaux pour lesquels on vante une intervention pharmacologique. Bien que les régressions spontanées soient fréquentes et que les psychothérapies restent les meilleures options dans la très grande majorité des troubles de l’humeur et du comportement.

Le but de toutes ces savantes orchestrations est d’établir l’addiction suprême pour le plus grand nombre. Une addiction aux psychotropes (tranquillisants, neuroleptiques et antidépresseurs) qui est certainement la plus fréquente et la plus irrémédiable de toutes.

Peu importe alors que la cause initiale soit comportementale ou toxicologique, notre aveuglement face au « condition branding » aboutit généralement à une addiction aux psychotropes. Au sens le plus strict du terme.

Bibliographie

Blech Jorg
Les inventeurs de maladie
Actes Sud, 2005

Borch-Jacobsen et al
Big Pharma : une industrie toute-puissante qui joue avec notre santé
Les arènes, 2013

Christakis DA
Internet addiction : a 21st century epidemic?
BMC Med. 2010 Oct 18;8:61
DOI : 10.1186/1741-7015-8-61

Jureidini JN, Doecke CJ, Mansfield PR, Haby MM, Menkes DB, Tonkin AL
Efficacy and safety of antidepressants for children and adolescents
BMJ. 2004 Apr 10;328(7444):879-83

Limandri BJ
Benzodiazepine Use: The Underbelly of the Opioid Epidemic
J Psychosoc Nurs Ment Health Serv. 2018 May 1;56(6):11-15
DOI : 10.3928/02793695-20180521-03

Nielsen M, Hansen EH, Gøtzsche PC
What is the difference between dependence and withdrawal reactions? A comparison of benzodiazepines and selective serotonin re-uptake inhibitors
Addiction. 2012 May;107(5):900-8
DOI : 10.1111/j.1360-0443.2011.03686.x

O.M.S
Trouble du jeu vidéo
http://www.who.int/features/qa/gaming-disorder/fr/

Read J, Cartwright C, Gibson K
How many of 1829 antidepressant users report withdrawal effects or addiction?
Int J Ment Health Nurs. 2018 Jun 5
DOI : 10.1111/inm.12488

Read J, Williams J
Adverse Effects of Antidepressants Reported by 1,431 people from 38 Countries: Emotional Blunting, Suicidality, and Withdrawal Effects
Curr Drug Saf. 2018 Jun 4
DOI : 10.2174/1574886313666180605095130

Lire les chroniques hebdomadaires de LP

Vous aimerez aussi ces humeurs...

Ineptie des deux diabètes - Au début du XVIII° siècle, les progrès de la microscopie ont permis de découvrir et de [...]

La meilleure façon de compter - Science des sciences, les mathématiques ont une froide rigueur. Le chiffre est souvent [...]

Recrues obèses - L’armée américaine se trouve confrontée à un problème nouveau et insolite. Le taux très [...]

Privation de connaissance - La domination du marché sur la recherche et la pratique médicales pose des problèmes encore [...]

Dépistage de la normalité - En 2014, résumant les dernières années de recherche, George Johnson osait affirmer « Le [...]

Vous aimerez aussi ces humeurs...

Pensons à nos morts du dernier trimestre - Depuis trois mois en France 140 000 personnes sont décédées, parmi elles nous pouvons dénombrer [...]

L’ultime blason des déserts médicaux - Le ministère de l'agriculture se trouve à Paris. Lors du festival de la BD à Angoulême [...]

Science impossible du dépistage - Actuellement, les dépistages « organisés » ou « de masse » des cancers – donc sans [...]

Ne martyrisons plus nos obèses - L’obésité est une maladie où la prise en charge risque d’être blessante pour des [...]

L'idiot utile - Un recensement annuel du nombre de personnes porteuses de cancers entre 1970 et 2020, n’a [...]

La phrase biomédicale aléatoire

L’immense succès commercial des antibiotiques a contaminé toute la pharmacologie avec une sémantique guerrière. Le préfixe « anti » est attribué à la plupart des classes thérapeutiques : antiallergiques, antispasmodiques, antimitotiques, anticoagulants, antiémétiques, antipyrétiques, anti-inflammatoires ou antipsychotiques.
― Luc Perino

Haut de page