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Ralentisseurs et pathocénoses

humeur du 10/09/2019

Sur les routes françaises, les ralentisseurs sont surnommés « gendarmes couchés » signifiant que la peur de l’accident n’est pas le seul motif de décélération. Au Pérou, on parle de « casse moyeux » (rompe moyes), craignant surtout les conséquences financières d’une vitesse excessive. Les allemands, laissant les métaphores aux poètes, parlent de « seuil de freinage » (brems schwelle). Le même pragmatisme anglo-saxon se retrouve chez les anglais, mais de façon inversée, sous le terme de « bosses de vitesse » (speed-bump).

Les mots en disent long sur l’identité culturelle. La globalisation des objets ne suffit pas à harmoniser les cultures. Si un aménagement aussi impersonnel qu’un ralentisseur prête à tant de perceptions, nous pouvons imaginer la mosaïque culturelle du domaine de la santé.
Le mot maladie lui-même étant imprécis, nos voisins anglais ont tenté de mieux circonscrire ce concept en utilisant trois mots : illness pour la maladie vécue par le malade, disease pour celle qui est décrite par la médecine et sickness quand elle est perçue par la société.

L’histoire et la géographie déterminent fortement les « pathocénoses » selon le terme inventé par Grmek. L’épilepsie ou mal sacré a été un moyen de converser avec les dieux, avant de devenir une maladie psychiatrique puis un simple symptôme neuronal.  La ménopause au Japon n’a pas de vécu morbide alors que tant de pays l’ont considérée comme un fléau à traiter impérativement.
Les cultures influencent les pathologies : la douche vaginale en Egypte augmente considérablement le taux de vulvo-vaginites. Inversement, la réalité pathologique influence les cultures : il existe une corrélation parfaite entre la force de la pression parasitaire et la diversité des religions.  

Dans nos pays aux excellentes conditions sanitaires, les épidémies de diagnostics sont plus redoutables que les épidémies de maladies. On pourrait penser que la psychiatrie est le domaine privilégié des diagnostics redondants et superflus, c’est pourtant la réalité psychiatrique qui diffère d’un pays à l’autre. Avec les mêmes médecins diagnostiqueurs, le taux de maladies mentales des îles Samoa est dix fois moindre que celui de Nouvelle Zélande. La perception des mots diffère alors inévitablement. Enfin dans certains pays les enfants calmes deviennent hypotoniques et les enfants turbulents deviennent hyperactifs sans qu’il soit encore possible de dire s’il s’agit de mots ou de faits.

À l’heure où la mondialisation est contestée, il serait fou de vouloir globaliser la culture médicale.
Ce qui n’empêche pas l’OMS de recommander le vaccin HPV en Afrique, alors que les petites filles meurent massivement de diarrhées, de paludisme et de tuberculose avant d’avoir atteint leur puberté.
Mais, en Afrique, il n’y a pas besoin de ralentisseurs, car les ornières remplissent efficacement ce rôle.

Bibliographie

Fabrega H Jr
Phylogenetic and cultural basis of mental illness
New Brunswick: Rutgers University Press, 2002

Fincher CL, Thornhill R
Assortative sociality, limited dispersal, infectious disease and the genesis of the global pattern of religion diversity
Proc Biol Sci. 2008 Nov 22;275(1651):2587-94
DOI : 10.1098/rspb.2008.0688.

Grmek MD
Préliminaires d'une étude historique des maladies
Annales ESC, 1969, 24, p 1437-1483

Jablensky A, Sartorius N, Ernberg G, Anker M, Korten A, Cooper JE, Day R, Bertelsen A
Schizophrenia: manifestations, incidence and course in different cultures. A World Health Organization ten-country study
Psychol Med Monogr Suppl. 1992;20:1-97

Lock M, Nguyen VK
An Anthropology of Biomedicine
Oxford: Wiley-Blackwell, 2010

Mulder RT, Petaia L, Pulotu-Endemann FK, Tuitama GL, Viali S, Parkin I
Building on the strengths of Pacific mental health: Experience from Samoa
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DOI : 10.1177/0004867415625816

Shaaban OM, Youssef AEA, Khodry MM, Mostafa SA
Vaginal douching by women with vulvovaginitis and relation to reproductive health hazards
BMC Women's Health 2013, 13:23
DOI : 10.1186/1472-6874-13-23

 

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La phrase biomédicale aléatoire

Abandonner la détermination de l'existence de la maladie mentale aux seuls psychiatres, c'est comme confier la détermination de la validité de l'astrologie aux seuls astrologues professionnels. Ils ne sauraient remettre en question les postulats fondant leur occupation compte-tenu de l'importance des enjeux émotifs qu'ils y détiennent.
― Judi Chamberlin

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