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L'énigme du colostrum

humeur du 28/03/2022

Il est communément admis que la sélection naturelle a conduit chaque espèce à une adaptation optimale, et que, dans le cas particulier de notre espèce, la culture a profondément modifié le cours de l’évolution. Cette interférence a conduit certains idéologues à d’hasardeuses hypothèses. La protection des plus faibles serait une menace pour notre espèce... La sélection n’aurait plus de prise sur nous... Nous aurions perdu nos défenses naturelles... etc.

Loin de ces élucubrations, la science a quelques certitudes, par exemple le feu a profondément modifié notre alimentation et notre système digestif. L’urbanisation a été délétère en favorisant les épidémies, mais elle a été bénéfique en augmentant le brassage génétique. L’élevage des bovins a fourni le lait, excellent substitut alimentaire en cas de famine, mais il a conduit à l’effondrement de l’allaitement maternel lorsque le commerce a pris le pouvoir. Les religions ont renforcé les liens sociaux, mais elles ont tué plus que les famines. Bref, les déterminants culturels semblent avoir été aussi hasardeux que ceux de l’environnement naturel. Et il faudra certainement plus de temps pour résoudre les énigmes de la sélection culturelle qu’il n’en a fallu pour celles de la sélection naturelle.

La plus étonnante des énigmes culturelles est celle du rejet du colostrum. Le colostrum possède plus de vertus nutritives et immunologiques que tout aliment, vaccin ou médicament. Le réflexe de la tétée, présent dès la première minute de vie, garantit l’attachement et augmente la lactation. Pourtant, indépendamment des influences des religions et du marché, et dans la quasi-totalité des ethnies et cultures, le colostrum a été rejeté, même lorsqu’il n’y avait pas d’alternative au sein maternel.

Ce rejet universel a suscité des hypothèses dont la fantaisie est à la hauteur du mystère. Margaret Mead y a vu une sélection des nouveau-nés les plus aptes à survivre à cette privation. Michel Odent a suggéré que la privation de ce premier lien à la mère avait pour but d’augmenter l’agressivité, donc l’esprit de conquête. On peut en émettre d’aussi contestables, quoique plus plausibles. L’accouchement étant une épreuve difficile, on a pu vouloir accorder un repos à la mère en la libérant des exigences de son nourrisson. Cette soustraction du nouveau-né permettant au père de prendre sa revanche de progéniteur exclu de la grossesse. Mais, il se pourrait tout simplement que l’aspect jaunâtre et peu ragoutant du colostrum ait heurté le sens esthétique ou l’ait fait considérer comme un sous-produit, voire comme un poison, surtout en comparaison avec le lait au blanc immaculé. La culture du beau et du bon peut conduire à toutes les dérives...

L’énigme du rejet du colostrum reste entière. Néanmoins, la science nous a donné une certitude : en redonnant le colostrum à tous les nouveau-nés, nous réorienterions l’évolution dans un sens favorable à notre espèce sans risque d’effet indésirable social, sanitaire ou mental.  

Bibliographie

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Colostrum and breast milk in the neonatal period: The benefits keep adding up
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Michel Odent
Le bébé est un mammifère
L'instant présent - 2011 (réédition du plus beau des mammifères de 1990)

Nesse RM, Williams GC
Pourquoi tombons-nous malades ?
De Boeck, 2013

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La naissance et l'évolution d'homo sapiens
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Breast milk microbiota: A review of the factors that influence composition
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Médecine évolutionniste (ou darwinienne)

Depuis quelques années, le problème de l'antibiorésistance, les progrès de la génomique, la redécouverte du microbiote et la prise en charge de maladies au long cours, nécessitent l'introduction d'une pensée évolutionniste dans la réflexion clinique

Le premier diplôme universitaire intitulé "Biologie de l'évolution et médecine" a été mis en place à la faculté de Lyon en 2016.

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La phrase biomédicale aléatoire

Il apparaît que définir la physiologie comme la science des lois ou des constantes de la vie normale ne serait pas rigoureusement exact, pour deux raisons. D'abord parce que le concept de normal n'est pas un concept d'existence, susceptible en soi de mesure objective. Ensuite, parce que le pathologique doit être compris comme une espèce du normal, l'anormal n'étant pas ce qui n'est pas normal, mais ce qui est un autre normal. Cela ne veut pas dire que la physiologie n'est pas une science. Elle l'est authentiquement par sa recherche de constantes et d'invariants, par ses procédés métriques, par sa démarche analytique générale. Mais s'il est aisé de définir par sa méthode comment la physiologie est une science, il est moins aisé de définir par son objet de quoi elle est la science. La dirons-nous science des conditions de la santé ? Ce serait déjà, à notre avis, préférable à science des fonctions normales de la vie, puisque nous avons cru devoir distinguer l'état normal et la santé. Mais une difficulté subsiste. Quand on pense à l'objet d'une science, on pense à un objet stable, identique à soi. La matière et le mouvement, régis par l'inertie, donnent à cet égard toute garantie. Mais la vie ? N'est-elle pas évolution, variation de formes, invention de comportements ? Sa structure n'est-elle pas historique autant qu'histologique ? La physiologie pencherait alors vers l'histoire qui n'est pas, quoi qu'on fasse, science de la nature. Il est vrai qu'on peut n'être pas moins frappé du caractère de stabilité de la vie. Tout dépend en somme, pour définir la physiologie, de l'idée qu'on se fait de la santé.
― Georges Canguilhem

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