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Persistance du mythe du « bon sauvage »

dernière mise à jour le 10/12/2023

En 1966, longtemps après le mythe du « bon sauvage » de Rousseau, l'anthropologue Richard B. Lee a présenté un article qui allait perpétuer ce mythe chez les journalistes, le grand public et même chez certains universitaires. Remettant en question l’idée selon laquelle le mode de vie des chasseurs-cueilleurs est une « lutte précaire et ardue pour l’existence », Lee a plutôt décrit une société de confort et d’abondance relatifs. Il a étudié les !Kung de la région de Dobe dans le désert du Kalahari (également connus sous le nom de Bushmen) et a noté qu'ils n'avaient besoin que de 12 à 19 heures par semaine pour collecter toute la nourriture dont ils avaient besoin. Lee a en outre critiqué l'idée selon laquelle les chasseurs-cueilleurs ont une faible espérance de vie, arguant que la proportion d'individus âgés de plus de 60 ans parmi les Kung peut se comparer au pourcentage de personnes âgées dans les populations industrialisées. Sur cette base, l'anthropologue Marshall Sahlins a inventé l'expression « société d'abondance originelle » pour décrire le mode de vie des chasseurs-cueilleurs. D’autres comme Scott, Suzman et Lanchester ont appuyé cette hypothèse...

Alors, ces anthropologues ont-ils raison ? Le mode de vie des chasseurs-cueilleurs est-il un mode de vie plus optimal, et les avantages de la civilisation ont-ils été considérablement surestimés ?

Revenons d'abord sur les !Kung. Lee lui-même a précisé en 1984 que son estimation initiale de 12 à 19 heures travaillées par semaine n'incluait pas la transformation des aliments, la fabrication d'outils ou les travaux ménagers généraux, et lorsque ces activités étaient incluses, il estimait qu’un !Kung travaillait environ 40 à 44 heures par semaine.  Lee a souligné que ce chiffre se compare favorablement à celui du salarié nord-américain moyen, qui consacre bien plus de 40 heures par semaine à son métier, ses tâches ménagères et ses courses. Ces chiffres, mêmes revisités, semblent effectivement indiquer une vie plus libre parmi les chasseurs-cueilleurs que parmi les populations industrialisées. Cependant, il est important de noter que cela ne prend pas en compte la difficulté ou le danger que comportent les types de tâches entreprises par les chasseurs-cueilleurs. 

C’est seulement en examinant les données sur les taux de mortalité et en fouillant dans divers récits ethnographiques que l’on réalise à quel point les affirmations sur une « société d’abondance originelle » sont vraiment erronées.

Mais ce romantisme de la vie des chasseurs-cueilleurs a été très populaires dans la presse grand public, avant d’être violemment critiqué par d’autres anthropologues. Si Lee a pu dire que les !Kung sont bien nourris et subissent peu ou pas de stress nutritionnel, c’est probablement parce que la période de ses études a été exceptionnellement productive pour la nourriture de brousse. Inversement des études des années 1970 et 1980 montre que les !Kung étaient très maigres et se plaignaient constamment de la faim, entraînant des perturbations sociales généralisées. Ils souffrent également de la sécheresse et meurent de déshydratation.

Dans ses travaux ultérieurs, Lee reconnaîtra que les !Kung ont un taux de mortalité infantile élevé. Nancy Howell a découvert que le nombre d'enfants décédés avant l'âge de 1 an était d'environ 20%. Dans d’autres sociétés de chasseurs-cueilleurs, il dépasse les 35% ! L'espérance de vie des !Kung est de 36 ans ; elle est de 27 ans chez les Hiwi, de 21 ans chez les Agta et de 16 à 24 ans chez les Pygmées.

On parle beaucoup du risque accru de maladies infectieuses au sein de grandes populations concentrées et sédentaires, mais relativement pas du risque de « diarrhée du voyageur », courante chez les chasseurs-cueilleurs. Les groupes mobiles ont peu de chances de développer une résistance aux agents pathogènes locaux. Cela peut aider à expliquer pourquoi la mortalité infantile et juvénile chez les chasseurs-cueilleurs est si élevée. Dans ces sociétés, seulement 57 % des enfants survivent jusqu'à l'âge de 15 ans. Les populations sédentaires d'horticulteurs-cueilleurs ont 67% d’enfants qui survivent jusqu’à l’âge de 15 ans et 64% jusqu’à l’âge adulte.

Mais qu’en est-il de l’égalitarisme ? Une étude de 2004 rassemble une quantité impressionnante de données interculturelles et note que les chasseurs ont tendance à garder une plus grande part de leurs proies pour eux-mêmes et leurs familles. Même s’il existe indéniablement une part de partage au sein des sociétés de chasseurs-cueilleurs, les notions d’égalité généralisée sont exagérées. Dans toutes les ethnies étudiées, même dans les cas où les chasseurs donnent plus de leur viande qu’ils n’en reçoivent des autres en retour, les bons chasseurs ont tendance à se voir accorder un statut élevé et à être récompensés par davantage d’opportunités de se reproduire. En prenant en compte la « richesse intrinsèque » telle que les revenus de chasse et le succès reproducteur, et la « richesse relationnelle » telle que le nombre de partenaires d'échange et de partage, Alden Smith a calculé que les sociétés de chasseurs-cueilleurs ont un niveau d'inégalité « modéré », à peu près comparable à celui du Danemark actuel. Bien que cela représente moins d’inégalités que dans la plupart des sociétés agricoles et des États-nations, ce n’est pas tout à fait le niveau d’égalitarisme que l’on imaginait chez les chasseurs-cueilleurs.

Dans le domaine très particulier du succès reproductif, les chasseurs-cueilleurs sont encore plus inégaux que les populations industrialisées modernes, présentant ce que l’on appelle un « plus grand biais reproductif », les mâles ayant une variance de succès reproducteur nettement plus grande que les femelles.  Chez les Ache du Paraguay, les mâles ont une variance de succès reproducteur plus de 4 fois supérieure à celle des femelles, ce qui est l'un des ratios les plus élevés enregistrés. Cela signifie que certains hommes finissent par avoir beaucoup d’enfants avec des femmes différentes, tandis qu’un nombre important d’hommes n’en ont jamais. Conséquence de la polygynie qui a été constatée dans la grande majorité des sociétés de chasseurs-cueilleurs étudiées. Dans ces sociétés, l’âge moyen au mariage des femmes n’est que de 13,8 ans, tandis que l’âge moyen au mariage des hommes est de 20,7 ans. Nos sociétés contemporaines parleraient de cela comme un mariage forcé des petites filles, mais les anthropologues omettent souvent de mentionner cette information.

Les anthropologues Douglas Fry et Geneviève Souillac suggèrent que les chasseurs-cueilleurs ont une prédilection vers l’égalité, y compris l’égalité des sexes dans l’éthos et l’action. Mais cela est contredit par nombre de données. Robert Tonkinson a découvert que chez les Mardu d’Australie, les hommes s’accordent une plus grande responsabilité rituelle, un statut plus élevé, plus de pouvoir et plus de droits que les femmes. C’est une société dans laquelle les intérêts masculins prédominent généralement dans le domaine central de la vie religieuse et lorsque les droits sont contestés. Chez les Hiwi du Venezuela et les Ache du Paraguay, les nourrissons et les enfants de sexe féminin sont victimes de manière disproportionnée d'infanticide et de négligence. Il est en fait assez courant dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs qui sont en guerre ou qui dépendent fortement de la chasse des hommes pour leur subsistance, que les nourrissons de sexe féminin soient négligés ou tués. En 1931, Knud Rasmussen a enregistré que, parmi les Inuits Netsilik, qui dépendaient presque entièrement de la chasse et de la pêche des hommes, sur 96 naissances de parents interviewés, 38 filles ont été tuées (près de 40%).

Il est également instructif de comparer les taux d’homicides des sociétés de chasseurs-cueilleurs avec ceux des États-nations contemporains. Dans un article de 2013, l’anthropologue Robert Kelly fournit des données sur les homicides de 15 sociétés de chasseurs-cueilleurs. Les taux d’homicides sont proportionnels à la densité de population et à un indice calculé de pression sociale. Un tableau remarquablement documenté montre que 11 de ces 15 sociétés ont des taux d'homicides supérieurs à ceux des plus violentes nations modernes, et 14 ont des taux d'homicides supérieurs à celui des États-Unis en 2016. Les Batek de Malaisie sont la seule exception, expliquée par leur longue histoire de réduction en esclavage par des groupes voisins, ils en ont développé une tactique de survie consistant à fuir et à éviter soigneusement les conflits. Pourtant, même eux racontent des histoires de guerres dans le passé, où leurs chamanes tiraient sur les ennemis avec des sarbacanes. De 1920 à 1955, les !Kung ont eu un taux d'homicides de 42/100 000 (environ 8 fois celui des États-Unis en 2016), mais Kelly mentionne que les meurtres ont cessé après 1955 grâce à la présence d'une force de police extérieure.

De nombreux articles récents parus dans les médias populaires sur les sociétés de chasseurs-cueilleurs n’ont présenter ces sociétés avec précision. Le recours excessif au vieil article de Lee a contribué à de graves idées fausses sur la « richesse » des chasseurs-cueilleurs et sur leur relative liberté face à la pénurie et à la maladie. On constate une tendance à minimiser les avantages de la médecine, des institutions et des infrastructures modernes, ainsi que les coûts très réels liés au fait de ne pas y avoir accès. Et, malgré ce que certains voudraient croire, le mode de vie des chasseurs-cueilleurs n’est pas une solution aux problèmes sociaux rencontrés dans les États-nations modernes.

Alors, qu’est-ce qui explique la popularité de cette notion de « société d’abondance originale » ? Pourquoi les gens vivant dans des sociétés où l’espérance de vie est nettement plus longue, où la mortalité infantile est réduite, où la réussite reproductive est plus égale et où les taux de violence sont réduits idéalisent-ils un mode de vie rempli de difficultés qu’ils n’ont jamais connues ? Dans les populations riches et industrialisées dominées par le consumérisme et le statut professionnel, l’idée selon laquelle il existe des gens vivant sans cupidité, dans une égalité et une harmonie naturelles, offre un mode de vie alternatif attrayant. Selon l’anthropologue David Kaplan, la thèse originale sur la société d’abondance est autant un commentaire sur notre propre société qu’une représentation de la vie des chasseurs-cueilleurs. Et c’est peut-être là son attrait le plus puissant et le plus durable. On pourrait penser que si l’avarice, les hiérarchies de statut et les inégalités sont des phénomènes particulièrement modernes, alors peut-être qu’ils ne font pas partie de la nature humaine et qu’avec un bon type d’activisme et suffisamment d’individus motivés, de tels problèmes pourraient être résolus en changeant notre culture. À l’inverse, regarder les cultures humaines et constater que même les sociétés les plus petites et les plus « égalitaires » sont toujours en proie à des problèmes de violence, de sexisme, de xénophobie et d’inégalité peut être décourageant pour de nombreux progressistes politiques et anthropologues qui se consacrent à la justice sociale. Dans les deux cas, ce ne sont pas des commentaires trompeurs qui peuvent aider à comprendre et à résoudre ces problèmes très anciens. Mais on craint que reconnaître les racines profondes de nombreux maux sociaux humains ne revienne à les excuser ou à admettre qu’ils ne pourront jamais être atténués ou surmontés. Ce n’est pas seulement défaitiste, c’est complètement erroné. L’histoire récente de l’humanité a indéniablement été le théâtre d’énormes progrès. Si la baisse mondiale de la mortalité infantile , de la faim , de la violence et de la pauvreté , ainsi que l'augmentation de l'espérance de vie ne représentent pas un progrès, alors le mot n'a tout simplement aucun sens.

De plus, les progressistes et de nombreux anthropologues ne souhaitent naturellement pas dénigrer les autres cultures, ni donner l’impression de le faire. L'anthropologue Robert Edgerton écrit que certaines pratiques ethniques ne sont parfois pas signalées parce que cela offenserait les personnes décrites ou les discréditerait aux yeux de tous. Les anthropologues font souvent preuve d’un souci admirable du bien-être des individus dans les sociétés qu’ils étudient et font preuve d’une grande prudence lorsqu’ils réfléchissent à la manière dont leurs travaux seront interprétés par des étrangers. Mais les universitaires et les personnalités médiatiques ont la responsabilité de rapporter la vérité aussi précisément que possible, et lorsque leurs valeurs les en empêchent, ils ne rendent pas service au public et risquent de nuire à leur propre crédibilité.

La présidente de l’association américaine d’anthropologie a déclaré que la responsabilité des anthropologues est désormais de participer à la vision d'un monde alternatif. Vouloir contribuer à façonner un monde meilleur est un objectif louable. Mais envisager un monde meilleur ne peut se faire au détriment d’une description précise du monde existant. Si les universitaires et les journalistes ne sont pas disposés à rapporter des faits inconfortables, ils ne doivent s’en prendre qu’à eux-mêmes s’ils subissent une perte de confiance du public.

Depuis que les humains existent, ils sont confrontés aux mêmes problèmes : manger suffisamment, gérer les relations sociales, faire face aux parasites et aux maladies, élever leurs petits. C'est une bonne idée de croire que quelque part dans le passé, ou encore aujourd'hui dans une partie plus reculée du monde, il a existé ou existe une société qui a tout compris ; où tout le monde est en bonne santé, heureux et égal, à l’abri des difficultés de la vie moderne. Mais même si la violence, les inégalités, la discrimination et d’autres problèmes sociaux sont universels et font partie de la nature humaine, cela ne signifie pas que leur prévalence ne peut pas être réduite. C’est possible, et les tendances récentes le montrent clairement. Nier l’ampleur du problème, prétendre que ces problèmes sociaux sont uniquement modernes ou uniquement occidentaux, ou qu’ils sont le produit de l’agriculture ou du capitalisme, ne contribue pas à résoudre nos maux sociaux contemporains. Au contraire, cela nous laisse plus confus quant aux causes de ces problèmes et, par conséquent, moins équipés pour les résoudre.

Bibliographie

Buckner W
Romanticizing the Hunter-Gatherer
Quillette December 16 2017

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Anthropologie générale / Sociologie

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