dernière mise à jour le 31/01/2023
Le cancer existe depuis le début de la vie multicellulaire. Il y a environ un milliard d’années, les organismes unicellulaires ont commencé à former des groupes et à utiliser le travail d’équipe, ce qui leur a conféré une longueur dans l’évolution par rapport aux cellules moins sociales.
Cette transition d’un mode de vie solitaire à un mode de vie social a eu de nombreux avantages pour les cellules, mais elle a également eu quelques coûts. Les cellules des corps multicellulaires ont dû renoncer à une grande partie de la liberté du mode de vie unicellulaire. La multicellularité imposait plusieurs « sacrifices » : divisions moins rapides (donc moins bonne reproduction), moins de ressources par obligation de partager avec les autres, et parfois le sacrifice ultime du suicide pour permettre la survie de l’ensemble.
Nous sommes tous les descendants des cellules qui ont choisi cette voie. Notre corps est fait de cellules hautement coopératives qui font des milliards de sacrifices chaque seconde pour le bien-être de tout notre organisme. Nous sommes, à bien des égards, le système coopératif le plus complexe qui ait existé.
Nos corps sont constitués de trois mille milliards de cellules qui coopèrent à grande échelle. Mais la coopération n’est pas si facile, comme le savent tous ceux qui ont participé à un projet d’équipe. Même une petite entreprise coopérative est vulnérable à l’échec, que ce soit par manque de coordination, rupture de la division du travail ou encore la présence de tricheurs (ce qui est le cas pour le cancer). Le problème de la tricherie cellulaire dans notre corps est exactement le même que celui qui nuit à tous les systèmes coopératifs. Les cellules cancéreuses consomment des ressources plus rapidement que les cellules normales, se divisent plus rapidement qu’elles ne le devraient et laissent littéralement une traînée d’acide dans leur sillage. C’est la version cellulaire de la tragédie des biens communs : nos corps sont les biens communs, et le cancer en est la tragédie.
La coopération pose une énigme évolutionniste parce que les individus peuvent bénéficier de la tricherie et profiter des comportements altruistes des autres. Si l’évolution favorise les stratégies qui recueillent le plus d’avantages, alors comment la coopération pourrait-elle évoluer? Des décennies de recherche en biologie évolutionniste ont donné deux réponses classiques à ce problème. L’une est la réciprocité : lorsque les coopérateurs espèrent un avantage futur de l’aide qu’ils apportent. L’autre est la parenté génétique : lorsque les actes coopératifs profitent aux parents qui partagent des gènes codant pour ce comportement coopératif. Dans le cas de la coopération cellulaire qui se déroule à l’intérieur de notre corps, c’est la parenté génétique de nos cellules qui a rendu la coopération viable. La coopération a un sens évolutionniste pour les grands organismes multicellulaires comme nous, car les cellules de notre corps sont fortement liées les unes aux autres. Le sacrifice d’une cellule profite finalement à celles qui partagent ses gènes.
Par exemple, considérez une cellule du foie qui travaille dur pour détoxifier le vin que vous avez bu au dîner hier soir. Si vous êtes plus susceptible de survivre et de vous reproduire à la suite de cet effort du foie, les gènes codant pour les cellules hépatiques les plus travailleuses seront transmis à votre progéniture. Si, inversement, vos cellules hépatiques trichent et se dérobent à leurs devoirs, en surconsommant des ressources et en se divisant hors de contrôle, les gènes codant pour ce mauvais comportement cellulaire ne seront pas transmis à la génération suivante, car l’individu qui les porte sera mort avant de se reproduire.
Il en va de même pour les systèmes de surveillance des tricheurs. Si votre police des tricheurs fonctionne bien (système immunitaire et contrôle des divisions cellulaires), vous avez plus de chances de survivre jusqu’à l’âge de procréer et de transmettre les gènes codant pour ces systèmes à la génération suivante.
Mais même les organismes les plus coopératifs ne peuvent pas contrôler et supprimer complètement la tricherie cellulaire. Nos corps sont comme un jeu de biens publics massifs avec les enjeux les plus élevés possibles. Nos cellules se divisent, grandissent, utilisent constamment des ressources et survivent ou meurent en nous. Chaque fois qu’une cellule de notre corps se divise, il y a une chance qu’une mutation se produise dans les gènes qui codent pour la coopération multicellulaire. Et ces cellules mutées peuvent échapper aux règles de la bonne multicellularité : monopoliser les ressources, proliférer à leur tour et détruire l’environnement qu’elles partagent avec d’autres cellules.
Lorsque nos cellules commencent à tricher ainsi, cela crée un problème écologique dans notre corps. Les ressources (comme le glucose et l’oxygène) s’épuisent, les cellules sont en surpopulation, l’environnement est détruit par l’acide et d’autres déchets cellulaires. C’est l’équivalent cellulaire de la tragédie des biens communs. Notre système immunitaire surveille constamment et cherche à éliminer les cellules qui surconsomment, prolifèrent et génèrent trop de déchets cellulaires. Mais ils ne peuvent pas empêcher chaque cellule capricieuse d’exploiter son environnement. Et si ce problème écologique persiste, alors il peut dégénérer en un jeu tragique dans lequel les tricheurs cellulaires gagnent la course évolutionniste pour proliférer, acquérir des ressources et survivre.
Ce problème évolutionniste est à la base de tous les cancers. En fait, nous pourrions dire que ce problème est le cancer. Une fois que les cellules cancéreuses acquièrent la capacité d’exploiter les ressources du corps et de proliférer sans les contrôles habituels, alors l’évolution cellulaire se produit et ne s’arrête pas, même si elle aboutit à l’impasse ultime : la mort de l’hôte. Cela nous ramène au problème essentiel de la viabilité d’une coopération. Si, dans une population, les tricheurs peuvent faire mieux que les coopérateurs, ils s’y développeront mieux. C’est exactement ce qui se passe dans le cancer. Les cellules cancéreuses supplantent les cellules coopératives normales, et l’évolution suit son cours inéluctablement et stupidement à l’échelle d’un individu.
Le cancer semble être l’évolution inéluctable de toutes les lignées cellulaires, mais la plupart n’y parviennent pas, car l’individu est décédé auparavant, soit par le cancer d’une autre lignée, soit par une cause non cancéreuse.
Le traitement des cancers est très difficile. Prenons, par exemple, la résistance aux médicaments. Une tumeur est une population de cellules diverses vivant dans un environnement écologique très complexe dans notre corps. Certaines cellules cancéreuses vivent plus près des vaisseaux sanguins qui fournissent des ressources. Certaines cellules vivent dans des régions à forte acidité et aux déchets cellulaires. Cela signifie que lorsqu’un médicament est administré par la circulation sanguine, certaines cellules en recevront des doses bien plus fortes que d’autres. Et puisque la population des cellules cancéreuses est énorme et qu’elles sont variables dans leurs mutations et dans leur résistance au médicament, il y aura toujours des survivantes. Ces survivantes, libérées de leurs concurrentes, auront alors le champ libre pour proliférer de plus belle. En écologie, ce processus est appelé libération compétitive. (Certains cancers de l’enfant sont plus faciles à soigner, car ils ne contiennent qu’un seul type de cellule cancéreuse, un seul clone tumoral)
Ainsi, chaque fois qu’une tumeur est traitée avec un médicament, ce médicament finit par perdre son efficacité en sélectionnant les cellules qui y sont résistantes. Une façon de contourner ce problème est d’utiliser des doses plus faibles de médicaments et de traiter la tumeur uniquement lorsqu’elle se développe. Cette approche, appelée thérapie adaptative, est certainement le plus prometteur. Ne pas dépister les cancers et ne pas traiter les petites tumeurs est certainement la meilleure solution, même si c’est la plus angoissante et la moins acceptable dans le fonctionnement actuel de la médecine et des politiques de santé.
Les métastases sont un autre problème lié lui aussi à la dynamique écologique et évolutionniste. Au fur et à mesure que les cellules évoluent pour monopoliser les ressources et sur-proliférer, elles créent un environnement moins favorable, qui sélectionne ensuite les cellules qui peuvent migrer et trouver un nouvel environnement moins exploité. Les métastases se produisent lorsque les cellules quittent le site primaire de la tumeur et colonisent de nouvelles zones du corps, généralement sous forme de gros amas ou de colonies cellulaires. Nous ne comprenons toujours pas exactement comment font ces cellules, mais il semble que ces colonies métastatiques coopèrent entre elles pour mieux exploiter notre corps. La signalisation des vaisseaux sanguins, l’évitement du système immunitaire et la désintoxication sont des comportements complexes qui peuvent être mieux accomplis par des groupes de cellules que par des cellules individuelles. Ces cellules qui étaient des indisciplinées de la multicellularité, redécouvrent l’intérêt de la coopération pour éviter de mourir étouffées au sein d’une tumeur devenue invivable pour elles. Dans quelle mesure les cellules des colonies métastatiques coopèrent reste une question ouverte, mais c’est peut-être la plus excitante dans la recherche sur le cancer en ce moment.
L’une des raisons du cancer est donc que nos systèmes naturels de détection de tricheurs échouent parfois. Nos cellules ont des contrôles internes pour empêcher la prolifération de mutations délétères, mais les gènes codant pour ces contrôles peuvent eux-mêmes muter. Notre corps possède d’autres systèmes de secours, y compris un vaste réseau de cellules immunitaires qui surveillent constamment les cellules qui se comportent de manière inappropriée. Mais cette police immunitaire devient moins efficace avec le temps parce que les cellules cancéreuses évoluent pour être moins repérables, tout comme les proies évoluent pour mieux réussir à échapper aux prédateurs. Les immunothérapies qui bloquent la capacité des cellules cancéreuses à se cacher du système immunitaire (nommées thérapies de blocage des points de contrôle immunitaire) ont amélioré l’efficacité du traitement de certains cancers (mélanome et cancer du poumon). Mais n’oublions pas que le système immunitaire vieillit lui aussi et subit des mutations comme les cellules de tous les organes.
Le cancer est donc une évolution normale dans un organisme multicellulaire vaste et complexe. Cependant, les approches évolutives et écologiques du cancer peuvent nous aider à en réduire le risque. Par exemple, nous pouvons ralentir les taux de mutation dans notre corps en réduisant l’inflammation, (les anti-inflammatoires peuvent éventuellement être utiles). Nous pouvons également améliorer les conditions écologiques de notre corps en faisant de l’exercice, en mangeant bien et en dormant bien, ce qui diminue l’apparition et la sélection de cellules opportunistes susceptibles de proliférer et de consommer rapidement des ressources. Le tabac est à lui seul responsable de plus de 30% des cancers.
Il pourrait y avoir aussi d’autres façons de réduire notre risque de cancer que les chercheurs n’ont pas encore envisagées. Nous pourrions nous demander : que pouvons-nous faire pour renforcer la coopération sur laquelle repose la multicellularité. Comment pouvons-nous soutenir nos systèmes naturels de détection des tricheurs comme notre système immunitaire ? Et pouvons-nous interférer avec la capacité des cellules cancéreuses à coopérer les unes avec les autres pour réduire les métastases ?
Dans l’arbre de vie, le cancer semble inévitable ; il concerne tous les organismes multicellulaires qui ont été étudiés, des humains aux éléphants en passant par les cactus. Nous ne pourrons jamais l’éliminer complètement. Il est le prix à payer pour le succès d’une multicellularité complexe et hautement coopérative. Mais nous pouvons encore travailler à réduire notre vulnérabilité au cancer en ralentissant l’évolution de nos cellules, en créant un environnement écologique stable dans notre corps et en soutenant la coopération cellulaire qui nous définit.
Aktipis A
Why Cancer Isn’t Going Anywhere
Future Tense, APRIL 20, 2017
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― Paul Valéry