humeur du 05/07/2016

Moi, médecin cycliste face à la détresse
Centimètres grignotés par mes voisins d’embouteillages, spirales descendantes aux enfers des parkings, arrogance des limousines, agacement des voiturettes, déshonneur de certains doigts, angoisse du rendez-vous manqué ; le trafic urbain ne me convenant plus, j’avais depuis longtemps choisi le vélo.
Il fallait relativiser mon statut, revisiter ma dignité, assumer une personnalité composite : téméraire et vulnérable, sage et rebelle, fière et subordonnée. Accepter aussi d’être toujours perdant en cas de heurt.
Ce cycliste grisonnant à la sacoche pleine, si si, c’est bien un médecin qui fait ses visites…
Il y a quelques années, j’ai cru tenir la victoire. Les cités ont vraiment décidé de faire une place aux cyclistes. Enfin, je n’étais plus le seul notable perdu entre des étudiants plus ou moins chevelus et des écologistes en ostentation. Plus tard, l’assistance électrique réduisit l’inconvenance des halètements et des sudations, particulièrement dans ma ville aux deux collines. C’était gagné, les villes offraient même des vélos en libre-service. Lyon la première…
Que de naïveté, j’en souris encore.
Alors que les kilomètres de pistes cyclables continuent à s’accumuler, leur usurpation croissante par les automobilistes me ramène à la complexité de nos démocraties. Le choix des maires est borné entre le fascisme désuet du tout-automobile et le nouvel éco-fascisme du tout-vélo. En outre, un maire qui voudrait réellement extraire l’automobile de sa ville devrait auparavant s’assurer qu’aucune grève des transports en commun ne risquerait d’en prendre toute l’économie en otage. Il est déjà fou de pénaliser le marché automobile, mais tous les marchés, ce serait criminel.
Lorsque des automobilistes stationnent sur ma piste cyclable après avoir allumé leurs feux de détresse, ce n’est pas moi médecin, expert de la détresse, qui peux les tancer. Une mère qui pose son enfant au plus près de la porte de l’école (à cause du trafic), un fils dévoué qui accompagne son père parkinsonien à la porte de son immeuble, des policiers ou des ambulances avec leurs incontestables prérogatives, un livreur dont la performance est une garantie contre la détresse du chômage.
Lorsque l’automobile inopportun est un fumeur qui n’a emprunté mon espace vital que pour les quelques minutes d’attente au bureau de tabac, dois-je utiliser mon diplôme de médecin pour lui signifier que fumer est vraiment dangereux pour la santé ? Non, car il pourrait me répondre que circuler en ville en vélo est bien plus dangereux et que le manque de vélo ne provoque pas de syndrome de sevrage. Je serai bien obligé d’admettre qu’il a raison.
Bref, le médecin cycliste est toujours perdant devant les feux de détresse, car ces feux sont réellement des signaux de détresse. Sauf peut-être sur l’autoroute lorsqu’on les allume pour signaler un bouchon, car pour un automobiliste, un embouteillage ne peut pas vraiment être un moment de détresse.
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Le séisme de l'émancipation a bouleversé collectivement l'intimité de chacun : la modernité démocratique - c'est sa grandeur - a progressivement fait de nous des hommes sans guide, nous a peu à peu placés dans la situation d'avoir à juger par nous-mêmes et à construire nos propres repères. Nous sommes devenus de purs individus, car aucune loi morale ni aucune tradition ne nous indiquent du dehors qui nous devons être et comment nous conduire. De ce point de vue, le partage permis/défendu, qui normait l'individualité jusqu'aux années 1950-1960, a perdu de son efficacité...
Le droit de choisir sa vie et l'injonction à devenir soi-même placent l'individualité dans un mouvement permanent...
Le partage entre le permis et le défendu décline au profit d'un déchirement entre le possible et l'impossible...
Au lieu que la personne soit agie par un ordre extérieur (ou une conformité à la loi), il lui faut prendre appui sur ses ressorts internes, recourir à ses compétences mentales. Les notions de projet, de communication, de motivation sont aujourd'hui des normes.
― Alain Ehrenberg
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