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Sociologie virale

dernière mise à jour le 08/05/2024

Introduction

Depuis que les virus ont été découverts à la fin des années 1800, les scientifiques les ont distingués du reste de la vie. Les virus étaient beaucoup plus petits que les cellules. Ces particules isolées ne peuvent pas croître ni se répliquer sans l'aide d'une cellule hôte. Pourtant, les études sur les virus ont joué un rôle crucial dans la naissance de la biologie moderne. N’ayant pas la complexité des cellules, ils ont révélé des règles fondamentales sur le fonctionnement des gènes. Ils ont révélé une complexité insoupçonnée. On a découvert d'étranges caractéristiques qui n’ont pas de sens si l'on considère les virus comme des particules isolées. Les virus n’ont de sens qu’en tant que membres d’une communauté. Leur vie sociale est certes bien différente de celle de toutes les autres espèces, mais on peut cependant affirmer que les virus trichent, coopèrent et interagissent d’autres manières avec leurs congénères. C'est le tout nouveau domaine de la sociovirologie.

 

Sous notre nez

Certaines preuves importantes de la vie sociale des virus sont pourtant évidentes depuis près d’un siècle. Après la découverte du virus de la grippe au début des années 1930, on a pu les stocker et les laisser se multiplier dans des œufs de poule. À la fin des années 1940, le virologue Von Magnus a remarqué quelque chose d’étrange. De nombreux virus produits dans un œuf ne pouvaient pas se répliquer lorsqu’il les injectait dans un autre. Au troisième cycle de transmission, seul un virus sur 10 000 pouvait encore se répliquer. Mais dans les cycles qui ont suivi, les virus défectueux sont devenus plus rares et le nombre de ceux qui se répliquent a bondi. Il en a conclu que les virus qui ne pouvaient pas se répliquer n’avaient pas fini de se développer, il les a donc qualifiés d'« incomplets ». L’essor et l’effondrement des virus incomplets a été nommé « effet von Magnus ». Comme personne n’avait vu de virus incomplets en dehors d’une culture de laboratoire, les virologues ont pensé qu’ils étaient artificiels et ont trouvé des moyens de s’en débarrasser.

Dans les années 1960, des chercheurs ont observé que les génomes viraux incomplets étaient plus courts que ceux des virus typiques. Cette découverte a renforcé l’opinion de nombreux virologues selon laquelle les virus incomplets étaient des bizarreries défectueuses, dépourvues des gènes nécessaires pour se répliquer. Mais dans les années 2010, une technologie de séquençage génétique a clairement montré que les virus incomplets étaient en fait abondants à l’intérieur de notre propre corps. Une étude de 2013 a montré que certains des virus grippaux prélevés dans le nez de malades manquaient de gènes. D’autres études ont confirmé cette découverte et ont également révélé que ces virus incomplets sont formés par des erreurs de réplication dans la cellule hôte. Ces études ont démoli la vieille hypothèse selon laquelle les virus incomplets n'étaient qu’un artefact de laboratoire. Ces virus incomplets font naturellement partie de la biologie des virus. La même constatation a été faite pour d'autres infections virales (rougeole, VRS, etc.). Ces virus incomplets ont reçu divers noms tels que « particules interférentes défectueuses » ou « génomes viraux non standard » Mais le nom qui leur convient le mieux est celui de "tricheurs" !

 

Une escroquerie virale

Les virus incomplets peuvent généralement pénétrer dans les cellules, mais ils ne peuvent pas se répliquer, car il leur manque certains gènes essentiels pour détourner la machinerie de fabrication des protéines de leur hôte, tel que le gène de la polymérase. Pour se reproduire, ils doivent tricher et emprunter la polymérase d'un congénère.

Les deux virus s’efforcent de faire le plus de copies de leur propre génome. Le tricheur a un gros avantage : il a moins de matériel génétique à répliquer. La polymérase copie donc plus rapidement un génome incomplet qu’un génome complet.

Leur avantage s’accroît encore au cours d’une infection, à mesure que les virus incomplets et fonctionnels se déplacent d’une cellule à l’autre. Le fait d'être deux fois moins long leur confère un avantage largement supérieur.

D’autres virus tricheurs ont des polymérases fonctionnelles, mais ils n’ont pas les gènes nécessaires pour fabriquer leur coquille protéique. Ils se répliquent en attendant l’apparition d’un virus fonctionnel et ils introduisent leur génome dans les coquilles qu’il produit. Certaines études suggèrent que les génomes des tricheurs pourraient être capables de pénétrer à l’intérieur des coquilles plus rapidement que les génomes fonctionnels.

Quelle que soit la stratégie utilisée par un virus incomplet pour se répliquer, le résultat est le même. Ces virus ne paient pas le coût de la coopération, même s’ils exploitent la coopération d’autres virus. Du point de vue évolutionniste, c’est la première définition de la tricherie.

La deuxième partie de cette définition est un casse-tête. Si les tricheurs réussissent si bien, ils devraient conduire leur espèce à l’extinction. Les tricheurs devraient continuer à se répliquer jusqu’à ce que les virus fonctionnels disparaissent. En l’absence de virus fonctionnels, les tricheurs ne pouvant pas se répliquer par eux-mêmes, la population devrait disparaître.

Mais puisque des virus tels que celui de la grippe échappent manifestement à cette extinction, leur vie sociale doit être plus complexe que cette spirale mortelle de tricherie. Il est probable qu'existe aussi une forme de coopération.

 

Prévention de l’épuisement professionnel

On sait que le virus Sendai qui infecte les souris ont deux souches qui se comportent différemment. L’une (SeV-52) échappe à l’attention du système immunitaire des souris et provoque une infection massive, alors que l'autre (SeV-Cantell) permet une guérison rapide des souris.

Les chercheurs ont montré que SeV-Cantell produisait beaucoup de virus incomplets. Mais alors, comment ces virus incomplets ont-ils déclenché le système immunitaire des souris ? Ils provoquent l’activation d’un système d’alarme par leurs cellules hôtes. Les cellules produisent un signal appelé interféron, qui permet aux cellules voisines de savoir qu’un envahisseur est arrivé. Ces cellules peuvent préparer des défenses contre les virus et empêcher l’infection de se propager comme une traînée de poudre à travers les tissus environnants.

Ce phénomène n’est certes pas une bizarrerie du virus de Sendai, ni du système immunitaire de la souris. Les chercheurs ont montré que le VRS, qui rend malades plus de 2 millions de personnes aux États-Unis chaque année et cause des milliers de décès, fabrique aussi des virus incomplets qui déclenchent une forte réponse immunitaire à partir de cellules infectées. Pourtant, si les virus incomplets étaient des tricheurs, cela n’aurait pas de sens pour eux de provoquer un hôte pour couper court à une infection, car une fois que le système immunitaire aurait détruit les virus fonctionnels, les tricheurs se retrouveraient sans victime à exploiter. Il faut donc considérer ces virus incomplets d’une nouvelle manière. Au lieu de se concentrer sur l’idée qu'ils trichent, il faut considérer qu'ils coopèrent avec les virus fonctionnels pour une survie à beaucoup plus long terme. En effet, si les virus fonctionnels se répliquaient de manière incontrôlable, ils pourraient submerger et tuer leur hôte actuel avant que la transmission à un nouvel hôte puisse avoir lieu. Ce serait contre-productif. Il faut garder son hôte en vie assez longtemps pour pouvoir se transmettre à un nouvel hôte. Les virus incomplets peuvent donc freiner l’infection afin que leur hôte ait une chance de transmettre des virus à l’hôte suivant.

Les chercheurs ont même découvert certains des mécanismes utilisés. Les virus incomplets peuvent forcer les cellules à réagir comme si elles étaient stressées par la chaleur ou le froid, ce qui limite leur fabrication de protéines pour économiser de l’énergie. Ce faisant, elles limitent aussi la production d’autres virus.

On pense que les virus incomplets ont d'autres fonctions sociales encore incomprises. On a montré que les gènes modifiés des virus incomplets produisent de nouvelles protéines qui peuvent donc avoir d'autres fonctions inconnues. Des expérience sur la grippe suggèrent qu'elles s'accrochent aux polymérases des virus intacts et les empêchent de copier de nouveaux génomes viraux. Il est donc certain que ces virus incomplets ne sont pas que des tricheurs.

 

Lignes floues

Les sociovirologues tentent maintenant de comprendre à quel point la tricherie et la coopération sont répandues dans le monde viral. Les scientifiques qui étudient le comportement animal savent à quel point cela peut être difficile. Une personne peut tricher dans certaines situations et coopérer dans d’autres. Et il est également possible qu’un comportement qui ressemble à de la coopération évolue par une tricherie égoïste. Il semble tout de même que chez les virus, le conflit soit dominant.

En fait, la tricherie peut produire des adaptations qui ressemblent à de la coopération. Un exemple connu est celui du nanovirus qui infecte des plantes telles que le persil et les fèves. Les nanovirus se répliquent d’une manière étonnante. Ils ont huit gènes au total, mais chaque particule virale n’a qu’un seul des huit gènes. Ce n’est que lorsque toutes les particules de nanovirus, chacune portant l’un des huit gènes différents, infectent la même plante en même temps qu’elles peuvent se répliquer. Les cellules végétales fabriquent des protéines à partir des huit gènes, ainsi que de nouvelles copies de leurs gènes, qui sont ensuite emballées dans de nouvelles coquilles. C'est un cas d'école de coopération obligatoire.

Les chercheurs ont essayé de comprendre comment des virus multipartites tels que le nanovirus ont pu évoluer par tricherie. Imaginez que l’ancêtre des nanovirus ait commencé avec les huit gènes emballés dans un seul génome viral. Le virus a ensuite accidentellement produit des tricheurs incomplets qui n’avaient qu’un seul des gènes. Ce tricheur a prospéré, car les virus fonctionnels copient son gène. Un deuxième tricheur avec un gène différent prospère de la même façon, etc. Un modèle mathématique montre que la décomposition en plusieurs tricheurs est possible jusqu'à ce qu'il ne reste plus aucun des virus d’origine capable de se répliquer par lui-même. Ainsi, sous la façade de la coopération se cache une tricherie virale.

 

Inverser les rôles

Dans les années 1990, les biologistes de l’évolution ont pu contribuer à la mise au point de médicaments antiviraux. Lorsque les personnes vivant avec le VIH prenaient un seul médicament antiviral, le virus a rapidement développé la capacité d’y échapper. Mais lorsque les médecins ont plutôt prescrit des médicaments combinant trois antiviraux, il est devenu beaucoup plus difficile pour les virus d’y échapper tous. La probabilité qu’un virus puisse acquérir des mutations pour résister aux trois médicaments était astronomiquement faible. Par conséquent, les cocktails de médicaments anti-VIH restent efficaces même aujourd’hui.

Les sociovirologues pensent que la biologie évolutionniste peut à nouveau aider à lutter contre les virus. Ils recherchent des vulnérabilités dans la façon dont les virus trichent et coopèrent, afin de pouvoir les exploiter face aux infections. Ils ont fait un essai chez des souris atteintes du virus Zika. Ils leur ont injecté des virus incomplets et cela a permis de diminuer le nombre des virus fonctionnels. Une société a même obtenu une première licence pour un tel traitement. Une autre étudie un virus super tricheur pour le traitement de la grippe, mais il y a un risque de propager des virus hybrides. Ne rêvons pas trop, la sociovirologie a encore beaucoup de mystères à éclaircir...

Bibliographie

Carl Zimmer
Viruses Finally Reveal Their Complex Social Life
Quanta magazine, avril 2024

Médecine évolutionniste (ou darwinienne)

Depuis quelques années, le problème de l'antibiorésistance, les progrès de la génomique, la redécouverte du microbiote et la prise en charge de maladies au long cours, nécessitent l'introduction d'une pensée évolutionniste dans la réflexion clinique

Le premier diplôme universitaire intitulé "Biologie de l'évolution et médecine" a été mis en place à la faculté de Lyon en 2016.

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